Pendant la période sans horizon du printemps 2020, Nathalie Azoulai et Serge Toubiana ont regardé tous les films d’Ozu disponibles en DVD. Chacun chez soi, ils ont ensuite écrit sur chaque film, échangeant des impressions, des sensations, une analyse toujours simple et intéressante, des souvenirs personnels parfois. Ozu et nous est un livre de partage entre ses auteurs et le lecteur complice.
Nathalie Azoulai et Serge Toubiana, Ozu et nous. Arléa, 220 p., 19 €
Complice et acteur, parce que chaque texte porte sur un film qu’on verra ou reverra avant de lire ce que les deux amis en disent. On peut lire ce livre sans regarder les films en question. Le plaisir est redoublé si l’on s’offre le temps de les voir. S’offrir et non se donner. Si possible pas seul, et en écrivant quelques lignes ensuite, pour se faire une idée et lire Ozu et nous, en considérant que le nous rassemble de nombreux amateurs.
Ozu est connu en France et plus largement en Occident depuis 1978. Une distributrice, Pascale Dauman, fait connaître Voyage à Tokyo puis Fin d’automne, et quelques autres pellicules (lesquelles sont pour partie passées au numérique sur DVD). C’est une révélation. Ozu était considéré comme un cinéaste pour Japonais, peu compréhensible pour des spectateurs européens qui avaient apprécié en leur temps Mizoguchi, Kurosawa ou plus tard Oshima. Pourtant, l’auteur de Printemps précoce ou de Gosses de Tokyo ne traite au fond que de thèmes communs, d’apparence universelle : « De film en film, nous revenons sur ses obsessions, la famille, les liens entre les parents et les enfants, la transmission et le sacré, la tradition et la modernité, les femmes et les hommes, celle, omniprésente, du mariage des jeunes femmes, la grande ville attractive (Tokyo) et les provinces reculées du Japon qu’il faut quitter un jour pour réussir sa vie. »
Reste l’étonnement de Nathalie Azoulai, et une interrogation : sont-ils comme nous ? Les comportements des personnages, les codes auxquels ils obéissent, la façon dont ils réagissent face à la blessure, au deuil, cela lui semble loin de nos façons d’être. Dans certains films, l’héroïne sourit du début à la fin, quelles que soient les épreuves subies. Et jamais la colère ne se voit ou ne s’entend.
Ozu, cela dit, n’a pas toujours été le cinéaste qui nous est devenu familier. Quand il réalise Une femme de Tokyo, un moyen métrage de 1933, il adapte l’ouvrage d’un certain Ernst Schwartz. Il déclare à cette occasion son admiration pour Ernst Lubitsch. De même, dans Le fils unique, gifles, pleurs, mensonges et dialogues explicites montrent l’influence américaine. Cela changera par la suite.
Tous les films de l’après-guerre, sinon les plus importants du moins les plus connus, portent la marque du cinéaste, avec le point de vue à hauteur de tatamis, une légère contreplongée, et des chaussettes. Nathalie Azoulai, interrogée sur le sacré par son correspondant, est frappée par les pieds, les chaussettes et les chaussures. Et de fait ces parties du corps ou ces accessoires sont omniprésents : on entre, on sort, on se défait du costume cravate pour le peignoir du soir et de la nuit. L’analyse de l’autrice est belle : « Ce que toi, tu appelles le sacré, moi, je l’appellerais l’eau, la pâte ou le sable du temps, ce qui s’écoule imperturbablement, ce qui se passe mais n’en finit pas de nous contenir et de nous border. La fameuse impermanence dont on parle au sujet d’Ozu et dont il fait inscrire l’idéogramme sur sa tombe. » Un « néant dynamique » qu’elle retrouve dans la toile de jute sur laquelle s’ouvrent tous les films.
Les deux auteurs attirent notre attention sur des détails qui n’en sont pas, s’arrêtent sur la chambre que partagent le père et sa fille dans Printemps tardif. Ce serait impossible dans un film occidental. Mais là, le lien qui unit père et fille, la difficile voire impossible séparation revient à de nombreuses reprises. Les filles ne veulent pas laisser leur père vieillir seul. Les pères veulent les marier mais le désir qu’elles pourraient éprouver est très rarement pris en compte : les règles sociales importent.
Et puis il y a ces titres de films, dont on ne sait s’ils sont fidèles à l’original japonais. Été précoce, Printemps tardif, Printemps précoce, Fleurs d’équinoxe… on s’y perdrait : « Ces saisons qui se chevauchent ne semblent parler que d’un temps mal délimité, de cycles à la fois clairs et pas tout à fait nets, qui sèment la confusion, opèrent un dérèglement climatique de l’âme, comme si les saisons de l’âme ne respectaient pas celles de la nature. »
On ne saurait parler d’Ozu sans évoquer ceux qui l’accompagnent, de film en film. Dans un beau roman très proche de la biographie, intitulé Ozu (publié en poche aux éditions Arléa en 2020), Marc Pautrel raconte la vie du cinéaste, son rejet de la guerre, dont les conséquences sont souvent suggérées dans les films après 1945, ses relations avec l’équipe qu’il a en quelque sorte fondée. Il travaille avec le même coscénariste, Kogo Noda, mais on retient ses acteurs fétiches : Chishû Ryû, jeune encore dans Le fils unique, et que l’on retrouvera sous le nom de Monsieur Hiramaya, dans trois des plus grands films, dont Voyage à Tokyo. Ozu passait des heures à expliquer ce qu’il attendait, à guider son acteur, comme on travaille un instrument de musique pour faire entendre la moindre nuance.
C’est aussi vrai de sa presque muse, Setsuko Hara. On ignore ce qui les unissait dans la vie. Ozu est resté célibataire, n’a jamais eu d’enfants (même si ses films mettent joyeusement et insolemment les enfants en scène). Ses carnets n’apprennent pas grand-chose de ce qui le touche, l’émeut, lui donne à penser. Ce sont des faits, jour après jour. Est-il comme nous ? aurait-on envie de demander, pour paraphraser l’autrice de Titus n’aimait pas Bérénice qui évoque « la belle et lumineuse Setsuko, le pur joyau du film – La grâce même. […]. Avec elle, Ozu jouait sur du velours, tant l’actrice incarne sans la moindre coquetterie les valeurs esthétiques et morales de son cinéma, à savoir la bonté, la délicatesse et le don de soi. Un “être-là” du bonheur et de la tristesse, deux sentiments intimement mêlés qui se lisent sur son visage. On pourrait également dire : une mélancolie souriante ».
Les femmes occupent une place majeure dans son cinéma. En lisant les titres des films perdus, on s’en rend encore mieux compte. Comme son ami Mizoguchi, il sait les observer et, l’air de rien, dénoncer de ce ton invariable ce qu’elles subissent. Ainsi, dans Crépuscule à Tokyo, quant à l’avortement que subit seule l’une des héroïnes. Mais, écrit Nathalie Azoulai, « malgré le malheur, malgré la détresse […] nous trouvons dans ses images un territoire affectif alternatif qui agit comme un baume sur nos blessures ».
Le livre de Serge Toubiana et Nathalie Azoulai n’a pas la prétention de tout dire d’Ozu, encore moins d’être savant. Il ouvre des voies, établit des liens, rapproche le cinéaste du Renoir « néoréaliste » de Toni, de Tati puisque Mon oncle (1958) est contemporain de Bonjour (1959). Il rappelle l’art modeste de Chardin et de Morandi. En somme, d’une façon ou d’une autre, il montre qu’Ozu est comme nous.