Les affres du psychologisme noir

Suspense (42)

Shirley Jackson (1916-1965), auteur de six romans et d’une centaine de nouvelles, est une romancière « gothique » dont les œuvres figurent dans la Library of America, collection qui « panthéonise » les grands auteurs américains. L’écrivaine est en outre très connue aux États-Unis car elle figure au programme de lecture des établissements secondaires du pays, grâce à une nouvelle, simple et déroutante, « La loterie » (1948), récit du rite annuel des habitants d’une aimable bourgade de la Nouvelle-Angleterre qui, après s’être réunis et avoir tiré au sort, massacrent l’un d’entre eux.


Shirley Jackson, Hangsaman. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Fabienne Duvigneau. Rivages, coll. « Noir », 281 p.,  21 €


Hangsaman, deuxième roman de Shirley Jackson, publié en 1951 et aujourd’hui traduit en français, possède presque la même qualité d’étrangeté inexpliquée que « La loterie », tout en se nourrissant, lui, non de mystérieuses monstruosités ethnographiques (imaginaires) mais de celles du psychisme individuel humain.

Hangsaman est ainsi l’histoire, traitée sur le mode fantastique, d’un passage à l’âge adulte. L’héroïne, Natalie, qui a grandi dans une famille tyrannique et perverse, la quitte pour entrer à l’université où elle se retrouve soumise à de nouvelles tyrannies et perversités. À la fin du roman, elle sort vainqueur de ces agressions multiples, y compris de celles que son esprit n’a cessé tout du long d’inventer. La dernière phrase la présente, dans un renversement optimiste auquel rien ne préparait, libérée des emprises sinistres qui l’accablaient : « Comme jamais auparavant, elle était maintenant seule, adulte, forte et plus du tout effrayée ».Suspense (42) : Hangsaman, de Shirley Jackson

Malaise assuré, donc, dans ce Hangsaman puisque, comme il est fréquent chez Jackson, la frontière entre les événements réels et psychiques reste souvent indécidable : Natalie entend-elle des voix ? Se fait-elle agresser à la garden party organisée par ses parents ? A-t-elle une amie du nom de Tony avec qui elle s’enfuit de l’université ? Malaise assuré aussi puisque les modalités ordinaires des rapports humains semblent toujours être la manipulation et la cruauté, que ce soit en famille ou au sein de l’institution d’enseignement que l’héroïne fréquente.

Le mélodrame de la psyché se double d’un documentaire un brin satirique sur la vie des campus au cours des années 1950, la majeure partie du livre se déroulant dans l’université (pour jeunes filles) « de pur style « rustique »  » que fréquente Natalie, un lieu semblable au chic Bennington College du Vermont où l’époux de Jackson enseignait. Le décor, propice à l’accueil du motif de persécution, permet de dépeindre le milieu des professeurs (tous masculins), l’ennui de leurs femmes, le snobisme des étudiantes, les réceptions bien arrosées, les bizutages, etc. Hangsaman, tout « noir » qu’il soit, a donc aussi un aspect « campus novel », et, dans ses moments les plus faibles, « young adult novel » ou « chick lit », pour emprunter la terminologie anglo-saxonne.

En effet, Hangsaman, sans être dénué d’un petit charme, n’est pas aussi réussi que les romans plus célèbres de l’auteur (La maison hantée, Nous avons toujours vécu au château). Il déploie cependant avec succès des obsessions jacksoniennes familières (hubris, hantise, menace, traque, délire…) et laisse percevoir ce que l’auteur elle-même savait et reconnaissait à la fin de sa brève existence : « Je crois  que  je n’ai jamais fait rien d’autre qu’écrire sur les névroses et la peur, et je pense que mis bout à bout mes livres constitueraient un long documentaire sur les affres de l’angoisse. »

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