Comme Clint Eastwood, Michel Houellebecq est un moraliste. Comme lui, il se situe politiquement à droite. Comme lui encore, il tient un discours sur la société qui rencontre un très vaste public. Comme lui enfin, il choisit l’art du récit pour délivrer indirectement ce discours et présenter un monde complexe. C’est ce qui différencie Houellebecq de Zemmour. Certaines des positions de Houellebecq rejoignent celles de Zemmour, mais on ne pourrait pas dire d’Éric Zemmour qu’il est un Clint Eastwood français.
Michel Houellebecq, Anéantir. Flammarion, 736 p., 26 €
Qu’est-ce qu’un auteur moraliste ? C’est à la fois un humaniste et un pessimiste. Il produit des généralités qui ne manquent pas de force. Il s’intéresse à la condition humaine, à ses traits de caractère, à ses mœurs, tout en pointant la difficulté pour chacun de tenir une conduite, ou tout simplement de vivre, dans un monde menacé de ruine et de disparition. Ainsi, Anéantir, comme Bird ou Impitoyable, inscrit des personnages dans une époque crépusculaire, une société sur le point de finir.
Humaniste, le moraliste pose la fin et l’anéantissement comme relevant de la responsabilité exclusive de l’humain. C’est sans doute la raison pour laquelle la légère dystopie réaliste que propose Houellebecq, plaçant l’action du livre dans la société française au tournant des années 2026 et 2027, ne mentionne jamais la pandémie de Covid-19. L’anéantissement ne peut être le fait que d’un geste humain programmé, il relève d’une action des individus. Il ne peut pas être ce mal organique – même s’il a des raisons environnementales et sociales – dont l’invisibilité et la force de frappe n’ont pas de coupables directs. Alors que pour les attentats informatiques, le torpillage de porte-conteneurs, les attaques en mer de bateaux de migrants, le saccage dans le Nord de l’Europe d’une banque de sperme, les responsables ont beau se cacher, on finira bien par les trouver, en déchiffrant leurs codes secrets et en découvrant l’idéologie – extrême – qui les anime. C’est un imaginaire complotiste, qui veut qu’un mal soit une faute et qu’un coupable puisse être nommé.
La maladie invisible est donc invisible dans le livre, et pourtant elle est partout. Le père du personnage principal se retrouvant en EHPAD très peu après le début du roman, un nombre important de pages est consacré aux malheurs et horreurs de ces institutions, aux maltraitances dont font l’objet aussi bien les résidents que les personnels soignants, malgré la présence de certains médecins ou infirmières au grand cœur qui continuent à se battre pour y maintenir un peu d’humanité (Clint Eastwood, encore). Cela rappelle des souvenirs. Une page particulièrement lyrique illustre bien la perspective du moraliste sur la situation ; le discours est tenu par un personnage secondaire qui se révèle être un maillon capital dans l’entreprise musclée de sauvetage du père d’une euthanasie programmée. Une mutation anthropologique fondamentale, y lit-on, s’est produite lorsque la culture ne s’est plus définie par la révérence aux anciens et au capital moral accumulé par eux au cours de leur vie. Accorder plus de valeur à la vie d’un enfant alors qu’il n’est encore rien et qu’on ne sait pas ce qu’il va devenir, c’est fonder un projet commun sur un futur incertain et c’est donc l’esprit du nihilisme. Voilà, en résumé, un argumentaire habité par les débats sur le tri des patients qui ont cours depuis deux ans.
Le décalage de six ans, d’une élection présidentielle – c’est aussi le sujet du livre –, permet ainsi d’inscrire le passé récent de façon directe ou indirecte et en tout cas d’en contrôler le récit. Effacer l’histoire est aussi une manière d’anéantir, on le sait par maints exemples, comme récemment la dissolution de l’association Memorial International par Vladimir Poutine en Russie. Mais la légère dystopie a aussi pour fonction d’installer encore plus définitivement la droite comme seul horizon de la politique française. Il ne reste plus de la gauche que des humanitaires dégoulinants ou des « gauche morale un peu vieux », des « intellos mainstream ». Même l’écologie est largement de droite, et de la droite la plus extrême puisque les mouvements écolo-fascistes sont ici largement documentés. C’est tout le spectre de la droite libérale à la droite radicale que l’on parcourt au fil du livre ; et si le milieu politique le plus largement décrit semble procéder d’un macronisme bon teint – le Bruno Juge, ministre des Finances, ayant beaucoup des traits de notre actuel Bruno Le Maire, son patronyme fictionnel le faisant simplement passer du municipal au judiciaire –, beaucoup d’autres obédiences de la droite actuelle sont précisément évoquées : le Rassemblement national, bien sûr, le zemmourisme, mais aussi le Bloc identitaire, les anarcho-primitivistes, la deep ecology…
L’immobilisme politique – politique économique ultra-libérale, contrôle de l’immigration, renoncement aux directives européennes, violence ciblée et efficace, relégation de l’idée de progrès, hypertechnicité, hyperprésidentialisme – n’est que le reflet de la stase dans laquelle semble se tenir le monde en attendant le cataclysme final (« le gigantesque collapsus »), dont l’état végétatif du père puis l’agonie du fils sont l’allégorie. Les êtres, les pays, la terre entière, semblent être dans le couloir de la mort. Toutes les saisons présentent des couleurs qui paraissent un temps idéal pour mourir. La civilisation est immobilisée. Ce n’est pas la première fois que Michel Houellebecq se fait collapsologue et, à première vue, ce pessimisme n’est pas surprenant. Mais, dans le monde complexe que brosse son roman, à coups de réalités parallèles, de superpositions des plans du rêve et de la réalité (pas moins de treize rêves sont longuement racontés, principalement des rêves d’ascension ou de chute qui traduisent à la fois la quête spirituelle des personnages et la difficulté du mouvement dans un monde immobilisé), ce pessimisme n’est pas seul à être dit. Le roman défend aussi une thèse qui n’est pas seulement celle du collapsus.
L’art du récit est plus complexe que le discours politique, mais il est aussi plus retors : il offre quantité de recoins où se cacher, dans des situations ou des personnages, il permet d’affirmer tout en tenant les discours à distance. Bref, il peut manifester l’idéologie en ayant l’air de ne pas y toucher. Ainsi, le personnage principal, Paul Raison (ah, l’onomastique !), reste sceptique jusqu’au bout bien qu’il entre en contact prolongé avec des personnages de croyants et qu’il se sente touché par eux. Sa sœur, vers qui va plutôt la sympathie de la narration, est une catholique pratiquante et convaincue ; le rapprochement avec elle conduit Paul à se rendre à plusieurs reprises dans des églises. Son mari a des liens rapprochés avec le Bloc identitaire, mais « il ne lui en tenait pas du tout rigueur ». Sa propre femme, Prudence, est végane et adepte du wicca, une « religion joyeuse », et elle croit en la réincarnation… Et ce sont ces croyant.e.s qui offrent au personnage principal des motifs de compassion et d’espoir et font de la religion – enfin, de certaines d’entre elles ! – un refuge et, pourquoi pas, un salut. Cela rappelle, dans le dispositif, l’art du roman d’Anatole France – un personnage principal de sceptique (Bergeret), humaniste moraliste, accablé par l’état du monde, assiégé de discours pourris ; mais chez France ce personnage reste impeccablement étanche à ces discours, et son scepticisme, qui en sort même renforcé, leur sert de paratonnerre et les disqualifie.
La religion offre aussi sa structure au monde fictionnel ; elle fournit le modèle des boucles temporelles qui s’insèrent dans la stase d’avant l’apocalypse. On est au présent dans le futur mais également dans le passé. Sur ce point, on est peut-être formellement plus proche de David Lynch que de Clint Eastwood, même si Houellebecq continue de donner à ces boucles un sens moral, ce que ne fait pas Lynch. Il y a de légères distorsions temporelles (quatre ans transformés en deux ans quelques pages plus loin, un événement qui n’a pas encore eu lieu après qu’il a déjà eu lieu au chapitre précédent), qui jettent un trouble et renforcent l’incertitude dans laquelle le monde est plongé à la suite d’attentats spectaculaires et non revendiqués, au point de n’avoir finalement qu’une explication satanique. La résurrection comme la réincarnation font aussi de la boucle une survie. Or l’équivalent idéologique de la boucle temporelle, c’est évidemment l’antiprogressisme. L’égalité, la confiance en la raison, l’espérance d’un progrès social, et même la démocratie, sont des valeurs auxquelles Houellebecq et son personnage ont renoncé. À la suite de Nietzsche, mais surtout de Joseph de Maistre, très présent à la fin du livre (en même temps que le roman policier historique dont le caractère conservateur n’est plus à démontrer), est posée la thèse d’une vérité des valeurs traditionnelles, prérévolutionnaires, qui sont aussi un retour.
C’est là que le roman atteint sa limite, qu’il cesse d’être complexe pour devenir idéologique et zemmourien d’une manière vraiment plate. Clint Eastwood ne se départit jamais de l’exigence de complexité qu’induit l’écriture de la fiction bien comprise, alors que Michel Houellebecq, si. Les femmes qui travaillent sont véganes ou frigides, mauvaises ou médiocres. En se rapprochant affectivement et sexuellement de Paul, Prudence se met pour la première fois de sa vie à faire la cuisine, demandant gentiment si elle n’a pas mis trop de clous de girofle dans la daube de bœuf, et elle renonce progressivement à travailler. Contrainte d’avoir un salaire après le chômage de son mari, Cécile, qui ne sait rien faire à part le ménage et la cuisine, dixit le texte, va devoir travailler pour les autres et quitter le seul soin de son foyer : c’est « une mauvaise utilisation des compétences », « un drame à tous les niveaux – culturel, économique, personnel ».
On pourrait multiplier les citations misogynes, essentialistes, visant à maintenir les femmes dans des rôles traditionnels. Le racisme fait « naturellement » partie du programme antiprogressiste. Il est loin d’être absent du livre, avec les remarques désobligeantes habituelles contre les musulmans, mais aussi, plus crûment encore, par une anecdote : la belle-sœur de Paul s’est fait inséminer par un donneur noir afin d’humilier son mari… Quant à l’amoureuse du frère, l’infirmière Maryse, c’est simplement « la petite Noire » ; et lorsque son amant la déshabille, il la complimente : « Tu n’es pas vraiment noire ». Il arrive que ces propos soient mis à distance, mais ils sont trop récurrents pour ne pas conforter la thèse principale d’un roman qui se veut la somme d’une époque en même temps que son reflet, d’ailleurs toujours parfaitement lisible. Un tel roman, avec son personnel fictionnel nombreux, ses références, ses descriptions, son sentimentalisme, ses clés, ses habiletés et ses ficelles, fait s’interroger sur le bien-fondé de toujours défendre le « grand roman », ou le « roman traditionnel », alors que le cas d’Anéantir montre que, au service de la représentation du contemporain pour lequel il n’est pas fait, ce roman ne sait que ressasser son contretemps, sa réaction.