Un seul plan, le premier de L’homme qui penche, et il semble évident que le documentaire que Marie-Violaine Brincard et Olivier Dury ont consacré au poète Thierry Metz (1956-1997) fait honneur, par l’image, à ses mots. Car si Thierry Metz s’est éteint à quarante ans, de sa propre volonté, ce qui intéressait les deux cinéastes « était de faire résonner aujourd’hui, maintenant, cette écriture des années 1990 », plutôt que d’user d’archives.
Marie-Violaine Brincard et Olivier Dury, L’homme qui penche. 94 minutes
On voit un fossé, une route, un champ de terre brune, un arbre planté en son centre et tout cela se tient dans la buée que fait la brume. D’abord, rien ne bouge. Le plan est fixe, la campagne est figée. Puis des étourneaux tournent autour d’un fil électrique qu’on ne voyait pas jusqu’alors ; en se posant, ils le font exister. Les animaux s’ajoutent les uns aux autres. Un halo bruyant les entoure.
Ce bruissement, c’est bien « toute une spirale d’oiseaux », comme le notait Thierry Metz dans une page de son premier recueil, Sur la table inventée, publié en 1989 aux éditions Jacques Brémond. Puis la spirale se remet en mouvement et disparaît ; le brouillard se dissout, le paysage se dévoile et se peuple : trois minutes ont passé. Thierry Metz confiait dans un entretien en 1990, l’année où parut (aux éditions Gallimard) Journal d’un manœuvre, son ouvrage le plus fameux : « l’époque ne comprend pas qu’elle est capable d’accueillir la poésie, de la vivre en elle ».
Deuxième plan. Entre le siècle précédent et notre époque, une voiture fait figure de pont. On voit un chantier, des gravats, quelques arbres, puis la caméra suit une Renault 5 qui se gare à proximité. Un homme en sort : ce pourrait être Thierry ou tout autre ouvrier inscrit dans une boîte d’intérimaires. Il allume une clope, lace ses chaussures de sécurité. La voix d’Olivier Dury alors se surimpose ; il lit un extrait des premières pages de Journal d’un manœuvre : « Il marche. Il va. D’un chantier à l’autre, d’un lever à un coucher. Dans un pays d’alignements et de carrefours. » Se dessine en creux le portrait du trimardeur, ce travailleur itinérant lancé sur les routes au gré de l’embauche ou de ses envies – « saisonnier », dirait-on plus sûrement aujourd’hui. Se dessine, aussi, la silhouette de ceux qui proposent leurs mains et qui, à l’instar de cet homme sur lequel ensuite un plan s’attarde, empilent les parpaings pour que d’autres s’en emparent. Quelques vers, tirés de Dolmen, le deuxième recueil de Thierry Metz (Cahiers Froissart, 1989), reviennent en mémoire : « manœuvre / pendant que nous discutons ici – sans peine – / querelle d’élagueurs / toi tu as placé douze aimants / autour de la table » ; pierres, mortier, feuilles ou aimants, qu’importe, il s’agit toujours de porter et de laisser à disposition. « Tu dois d’abord ravitailler les maçons avant de vouloir ravitailler la langue », ajoutera ailleurs le poète.
L’homme qui penche est un documentaire qui apprend peu sur la vie de son sujet. Ce n’est pas son but. Mais les mots égrainés sur fond noir à quelques reprises disent l’essentiel : une enfance francilienne ; un lecteur puis un auteur autodidacte ; une installation, jeune, dans un village du Lot-et-Garonne, avec sa compagne, Françoise, et leurs trois enfants ; une vie de travail dans le bâtiment ou dans les champs et, lorsque le chômage et le soir viennent, l’écriture ; un fils, Vincent, qui décède devant la maison, fauché par une voiture – un drame que le poète traînera continuellement ses neuf années de vie restantes. Le réalisateur et la réalisatrice le rappellent : plutôt qu’un film biographique, il s’agissait de donner « des pistes, avec pudeur ».
Et, en guise de sentier, les mots laissés par Thierry Metz dans une dizaine de recueils, publiés de son vivant ou de manière posthume, lus d’une voix égale et profonde par le coréalisateur. Le poète n’a cessé de retravailler un nombre restreint de motifs dans son œuvre – le travail, l’absence, l’oiseau, l’arc-en-ciel ou l’être aimé. De la même manière, Marie-Violaine Brincard et Olivier Dury s’en sont tenus à quelques sujets, en ont cherché les angles les plus saillants comme ceux qu’un regard trop rapide aurait laissés inaperçus. Il y a la maison de Saint-Romain-le-Noble : ses murs lézardés et son jardin en friche contrastent avec le chantier qui s’élève non loin. Il y a, aussi, la route qui borde le bâtiment, cette route sur laquelle l’enfant a été emporté et qui, dès lors, s’est teintée de deuil. Il y a, enfin, l’hôpital psychiatrique de Cadillac où Thierry Metz fit deux séjours de désintoxication l’année précédant son suicide. Alcoolique, il entendait « redevenir un homme d’eau et de thé » par l’enfermement, la médecine, l’écriture et l’observation.
Son dernier recueil sera le journal de ces passages : L’homme qui penche est son nom (éditions Opales/Pleine Page, 1997), recueil que l’on se doit de lire après le visionnage de ce film du même nom. Sur les pages comme à l’écran, il est question de regards, de visages et de mains ; dans ces lieux habités un temps par Thierry Metz, les cinéastes captent les habitants et habitantes d’aujourd’hui, réduisent peu à peu la place prise par les mots lus pour en donner davantage à leurs propres rencontres. En conservant cette liberté d’exécution, ils signent un documentaire qui a su faire pleinement accueil à la poésie.