Comment se rendre digne de la crise ?

Qu’attendons-nous d’ordinaire d’un ouvrage de philosophie ? Maîtrise de la pensée, argumentation, objectivité ? Mais faudrait-il alors renoncer aux séductions plus secrètes de l’échange oral ? S’il s’agit, dans ce livre de Bernard Stiegler (disparu en août 2020) et Mehdi Belhaj Kacem, d’un dialogue entre philosophes, ce ne sont pas les déductions argumentées de leurs principales thèses qui les occupent ici, mais le plaisir de penser à partir d’enjeux communs, dans un échange tissé de digressions, de développements, d’un souci partagé du présent.


Bernard Stiegler et Mehdi Belhaj Kacem, Philosophies singulières. Diaphanes, 200 p., 20 €


Échange de pensées vives et spontanées, soutenues par les nombreux points de convergence qui les unissent, tels que leur situation à l’écart de la philosophie institutionnelle – qui fournit le prétexte de leur rencontre, guidée par Michaël Crevoisier –, leurs références philosophiques – Heidegger, Deleuze, Derrida –, mais aussi et surtout leurs objets de réflexion – au premier chef, celui de la technique, de ce qu’elle détermine dans nos comportements, de la façon dont elle nous affecte. La notion de crise est le fil rouge du livre. Elle implique d’abord d’être saisie, et ce à partir des affects qui en témoignent ; mais, comme Bernard Stiegler et Mehdi Belhaj Kacem le montreront, comprise à partir de l’histoire, la crise est le seul horizon valable pour la pensée. Aussi convient-il de se soustraire à la tentation d’en sortir, de la dépasser, de la nier ; il faut, au contraire, se l’approprier pour s’en rendre digne.

La notion de crise ouvre le dialogue et le traverse tout entier : « Moi j’aime ce mot : krisis, c’est énorme, on pourrait dire que c’est le point de départ, quelque part, de la philosophie ». Crise écologique, sociale, institutionnelle, mais, peut-être avant toute chose, affectuelle. C’est là un point essentiel que celui de l’affect ; témoin de notre époque, il assure que le diagnostic ne sera pas contingent, mais partira au contraire du témoignage des individus, des souffrances, des plaies, psychiques et physiques. Jamais peut-être les affects n’ont été autant visibles dans l’espace public et médiatique qu’aujourd’hui, mais il ne s’agira en aucune façon de le déplorer : « le désespoir, si on ne le nomme pas, on ne le soigne pas ». On n’effacera pas la souffrance par le refus de la nommer (la souffrance ou le « Mal », comme l’appelle Mehdi Belhaj Kacem pour désigner les souffrances infligées par la technologie et la technique, concept central de son œuvre récemment parue : Système du pléonectique, Diaphanes, 2020).

Philosophies singulières, de Bernard Stiegler et Mehdi Belhaj Kacem

Bernard Stiegler © Jean-Luc Bertini

Stiegler, à ce sujet, répond à une critique fréquemment adressée au constat du désespoir, au pessimisme : décrire, pour lui, ce n’est pas produire la réalité, mais en rendre compte. Car le langage peut approcher, même maladroitement, ce que les corps sentent : leurs affects – on reconnaîtra sans peine derrière ces thèses la triade lacanienne entre symbolique (langage), réel (affect) et imaginaire (qui relie les deux autres), référence partagée par nos deux auteurs. Qu’il soit reconduit à l’appropriation originelle des lois de la nature, comme effet collatéral (Belhaj Kacem), ou aux difficultés actuelles concernant le déficit d’institutions, dont témoigne la séparation grandissante entre les générations (Stiegler), l’affect doit être pris en charge par la pensée, en tant qu’il est par excellence le signe de la crise

La crise donc, dont il n’est pas question de sortir, et aussi bien parce que la philosophie ne peut plus prétendre la résoudre à partir d’un point de vue extérieur. « Donc, il n’y a que la crise », dit Stiegler, ce que la philosophie, depuis Deleuze, a dénommé immanence. La crise est sans dehors, et ne sera pas « surmontée » ; il faut y demeurer et l’assumer comme telle, donc d’abord la comprendre. Renoncer à surmonter la crise, c’est ainsi refuser de la dépasser vers un horizon insaisissable et incertain, dépassement que prescrivait le moment historique des avant-gardes. Mais celles-ci ont vécu. Par là, la pensée s’inscrit elle-même dans une histoire, et donne de la profondeur historiale à la crise présente : elle ne peut donc être que critique. « Être critique, c’est donner la priorité à la crise. » Mais c’est aussi faire preuve de « modestie » dans la pensée (Belhaj Kacem), et renouer par là avec le geste kantien de la Critique de la raison pure, celui qui visait à limiter les prétentions de la philosophie à accéder à la connaissance de Dieu, à sortir des limites des facultés humaines ; en l’occurrence, des individus engagés dans la crise. Être critique, c’est refuser de sortir de la crise et de l’histoire de cette crise, qui détermine la pensée elle-même à prendre place dans celle-ci. Il s’agit donc in fine de comprendre la crise comme une situation, rendue à ses causes historiques, pour pouvoir ensuite seulement, selon la belle formule de Stiegler, s’en « rendre digne ».

Comment se rendre digne de la crise ? Que peut faire la philosophie qui assume un tel diagnostic et une telle attitude ? Il n’est plus du tout question de pouvoir fournir des règles universelles de conduite. Partant de la description de la crise, elle doit endosser pour elle-même une tâche, celle-là même que Reiner Schürmann lui donne en la définissant, et que rappelle Mehdi Belhaj Kacem : « faire voir le visible autrement ». La pensée ne peut plus être pure, détachée, dans ce cadre théorique : inscrite historiquement, elle devient capable de réagencer des systèmes conceptuels nouveaux, à partir des coordonnées de la crise. Ainsi les souffrances augmentées par la « technologie » apparaissent-elles, non pas délibérément exclues de la réflexion depuis le commencement, mais mises en lumière par la crise elle-même, et donc articulées à une histoire. Ainsi en vient-on à des développements passionnants sur la question de « l’individuation ». L’individuation, c’est ce qui se produit quand la crise ne flotte plus, provoquant stupeur et immobilité, et que les individus se la réapproprient par l’analyse historique. Que cette réappropriation soit un « jeu » (Belhaj Kacem) ou une « bifurcation » (Stiegler), il reste que le risque à prendre, s’il est pénible, et même violent, offre les moyens d’espérer.


En attendant Nadeau a rendu compte du premier et du deuxième volume de Qu’appelle-t-on panser ?, et de La technique et le temps.

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