Faut-il insister pour dire que la publication du séminaire sur l’hospitalité donné par Jacques Derrida de 1995 à 1997, et dont les éditions du Seuil nous livrent le premier volume, est une bénédiction, une de celles qui tombent à point nommé ? Nul ne peut dire si la performance derridienne, aujourd’hui accessible à tous et pas seulement aux auditeurs du milieu des années 1990, contribuera à désengluer la pensée de l’hospitalité des ornières dans lesquelles elle est enfermée depuis la fin de la colonisation et à purifier l’atmosphère politique de son application, ô combien délétère aujourd’hui. Mais une chose est sûre : ces pages constituent désormais une formidable exploration (au sens expéditionnaire du terme) des questions liées à la possibilité de l’invention d’une « politique » de l’hospitalité.
Jacques Derrida, Hospitalité. Volume 1. Séminaire (1995-1996). Édition établie par Pascale-Anne Brault et Peggy Kamuf. Seuil, coll. « Bibliothèque Derrida », 400 p., 24 €
Leur actualité est stupéfiante, alors même que les multiples conflits de l’hospitalité sur lesquels le philosophe appuie ses analyses sont maintenant pour nous de l’histoire. Mais nous savons qu’elle bégaie, qu’elle se répète, une première fois comme une tragédie, la deuxième, dans notre cas, comme une… tragédie toujours plus tragique. Que « l’ici et maintenant », la « date » des événements, les lois Pasqua de 1986, le projet de loi Toubon de 1995 visant à créer un délit d’hospitalité dans le cadre de la lutte antiterroriste, le conflit dans l’ex-Yougoslavie et le massacre de Srebrenica, etc., tout cela ne dit rien de leur essence qui s’inscrit dans une temporalité plus longue, à chaque fois singulière et d’une singularité particulière concernant l’hospitalité, que Derrida tient précisément à interroger, en jugeant la façon dont elle construit la question même.
Pour bien faire, il faudrait attendre la publication du deuxième volume pour rendre compte de l’ensemble, mais ce premier volet (qui ne devrait sans doute pas être lu seul) est davantage qu’une ouverture, c’est un chantier, dans le grand chantier entamé avec le séminaire de 1994 sur le national, continué avec ceux qui ont suivi jusqu’à celui sur la souveraineté, et que Derrida place sous le « motif » obsessionnel à forte résonance freudienne de l’Unheimliche, de « l’étrange familier » (selon la traduction d’Olivier Mannoni), vers lequel convergent tous ses thèmes de recherche, le propre, l’appropriation, le proche, l’auto-immunité et tant d’autres. Une grande partie de la stratégie du séminaire consiste à cartographier le concept d’hospitalité, ce qu’il oblige à repenser : la frontière, le voisinage, l’étranger, le soi-même (ipse), l’ennemi, le droit, le privé et le public, la politique, la démocratie, sans oublier d’examiner comment la télétechnologie bouleverse nos conceptions de tous ces lieux.
L’ambition est à la fois modeste et immense : il s’agit de « trouver des “schèmes” [terme appartenant au vocabulaire kantien] intermédiaires pour faire que le désir et la loi de l’hospitalité absolue et juste trouvent à se déterminer effectivement dans des révolutions et des réformes, dans des transformations réelles du droit et de la politique, pour qu’en un mot l’hospitalité absolue devienne aussi habitable que possible ». Contrairement à la thèse que certains, à cause d’échos mal compris du séminaire, ont attribuée à Derrida, le philosophe n’a jamais été un forcené de l’hospitalité inconditionnelle. Pour lui – et il déploiera le même type d’analyse pour le don et la justice –, c’est un concept contradictoire, qui se détruit lui-même : pour que l’hospitalité soit inconditionnelle, il faudrait que l’accueil soit sans nom (la question « qui es-tu ? » étant déjà interdite), sans parole (dire un mot serait déjà attendre une réponse, et dans quelle langue ?), sans « invitant » (un pur événement, une « visitation » et non une invitation), sans invité (il faut l’anonymat, le quidam, sinon je commence à identifier, à trier, à conditionner), avec un chez-soi (car il faut bien que j’accueille quelque part), mais un chez-soi désapproprié (car l’étranger doit pouvoir chez moi faire comme chez lui)… tellement « sans » que l’accueil pourrait tourner à la haine.
Fidèle à Kant, dont la lecture de Vers la paix perpétuelle inaugure le séminaire (Kant et Levinas sont les deux parrains de tous ces développements), Derrida conserve l’hospitalité inconditionnelle, il n’y renonce pas, sans qu’elle devienne un impératif catégorique, ni une idée régulatrice ou un idéal de la raison, mais plutôt en faisant cas de sa « co-implication », non de son opposition, de son « étrange polarité » avec l’hospitalité conditionnelle, et il cherche comment inscrire celle-là dans « un droit déterminé, [dans] une politique et une éthique déterminables, concrètes, qui comportent une histoire, des évolutions, des révolutions effectives, et répondent aux injonctions nouvelles des situations historiques inédites, y répondent effectivement, en changeant les lois, en pensant autrement la citoyenneté, la démocratie, le droit international, etc. ».
Et c’est là que les « dates » importent, que l’historicité de l’hospitalité devient capitale. En lisant Derrida, on se rend compte que très peu de responsables politiques ont pris la mesure de la nouvelle historicité de l’immigration entraînée par le changement climatique, « les réfugiés climatiques » qui font penser aux fameuses « personnes déplacées » après la Seconde Guerre mondiale devenues apatrides et à ce titre (à ce non-titre, plus exactement) ne bénéficiant plus des droits de l‘homme élémentaires, réservés en réalité dans leur conception à « l’homme-citoyen-d’un-État-nation », comme l’explique Hannah Arendt dans un chapitre crucial de L’impérialisme (« Le déclin de l’État-nation et la fin des droits de l’homme ») commenté longuement dans le séminaire ; entraînée aussi par l’accroissement des inégalités à l’échelle mondiale, provoquant ce que, hypocritement, on appelle l’immigration « économique » (comme s’il s’agissait d’un remake sans fin de l’émigration irlandaise poussée par la faim) ; par le nombre croissant de conflits régionaux liés aux prétentions des uns et aux politiques étrangères des autres. Multiplier les murs (étrange, cette « muropathie » frappant le monde développé après la fin du mur de Berlin et la fin de l’apartheid) pour protéger son chez-soi est un réflexe qui se trompe de date : parce que, d’une part, ces mouvements « migratoires » vont s’accentuer et que, d’autre part, ils reposent la question déjà posée par Kant de l’unique terre appartenant à tous et entraînent derechef celle de la frontière, de la nationalité, de la citoyenneté.
Mais ce passage, cette traduction, cette invention de « schèmes intermédiaires » entre les deux pôles de l’hospitalité, se compliquent de l’existence à l’intérieur du chez-soi, qu’il soit celui d’un État, d’une nation, d’une famille, d’un individu, de ce que Derrida nomme une « structure de l’enclave » (enclave musulmane dans un État orthodoxe, enclave des banlieues, de la « zone »…) ou « l’extériorité incluse », brouillant toujours davantage les oppositions polaires (visiteur/résident, public/privé, etc.) et les identités. Dès lors, l’invention, la créativité « schématique », consiste à trouver les « clés » qui ouvrent les espaces enclavés. Les murs ne font que renforcer l’enclavement, la réaffirmation des droits des États nationaux (après leur destruction à la suite des deux guerres du XXe siècle, selon Hannah Arendt) amplifie le pouvoir des clefs de fermer à double tour. Et l’on se prend à rêver de ce qu’aurait pu être une Algérie indépendante nouvelle, rassemblant Arabes, « Européens » et juifs dans une structure nationale d’un type nouveau, ou un État d’Israël créant, après la catastrophe, une structure politique nouvelle, refuge des personnes déplacées, affirmation des droits de « l’archi-citoyenneté » (Hannah Arendt) de l’homme qui dépasse les droits du citoyen, « État hospitalier » comme il y a des ordres hospitaliers.
On voit bien ici la connexion avec un autre grand thème derridien, celui du messianisme. Ce premier volume se clôt sur un retour à l’historicité de l’hospitalité. Trouver la clé du passage de l’inconditionnel au conditionné, même avec toute la créativité du monde, ne peut se faire, sans doute, sans un événement au sens fort, imprévu, subit, inattendu. Le « nouveau régime climatique », bien qu’annoncé, modélisé par les scientifiques, échappant à sa triangulation scientifique, nous réserve-t-il des surprises propres à aiguillonner notre inventivité hospitalière ?