Wolfgang Hilbig, l’improbable vocation

Wolfgang Hilbig (1941-2007) est un auteur qui intrigue. Né à Meuselwitz, dans une région minière au sud de Leipzig, dans cette partie de l’Allemagne qui deviendra quelques années plus tard la RDA, il grandit au sein d’une famille modeste, dans un territoire qui restera une référence indélébile dans son œuvre. Orphelin d’un père disparu à Stalingrad, Hilbig sera élevé dans le foyer de son grand-père polonais, arrivé dans cette région industrielle au début du XXe siècle. Analphabète, ce dernier éprouvera durant toute sa vie une méfiance envers les livres, l’écriture. Hilbig aurait eu quatre-vingts ans en 2021, occasion pour les éditions allemandes S. Fischer de sortir le dernier tome de ses œuvres complètes, rassemblant ses essais, ses discours et des entretiens.


Wolfgang Hilbig, Werke, Band 7: Essays – Reden – Interviews. Herausgegeben von Jörg Bong, Jürgen Hosemann, Oliver Vogel. In Zusammenarbeit mit Volker Hanisch und mit einem Nachwort von Wilhelm Bartsch. S. Fischer, 768 p., 34 €

Bernard Banoun, Bénédicte Terrisse, Sylvie Arlaud und Stephan Pabst (Hg.), Wolfgang Hilbigs Lyrik. Eine Werkexpedition. Verbrecher Verlag, 2021, 479 p., 26 €

Stephan Pabst, Sylvie Arlaud, Bernard Banoun und Bénédicte Terrisse (Hg.), Wolfgang Hilbig und die (ganze) Moderne. Verbrecher Verlag, 2021, 335 p., 24 €

Bénédicte Terrisse, Wolfgang Hilbig. Figures et fictions de l’auteur, scénarios de la vocation. Sorbonne Université Presses, 586 p., 27 €


Ce qui intrigue précisément chez Hilbig, c’est la naissance d’un auteur dans cet environnement étranger à la culture comme à la lecture. Or, il affirme rétrospectivement avoir toujours écrit, depuis son plus jeune âge. Son propre parcours ne le prédestinera pas plus à devenir l’un des écrivains les plus importants de sa génération. En effet, Hilbig quitte l’école à l’âge de quinze ans ; suivent un apprentissage et différents emplois dans l’industrie métallurgique, avant qu’il n’exerce pendant une dizaine d’années le métier d’ouvrier-chauffeur, alimentant les chaudières d’une usine de sa ville natale. Ce travail, dit-il, lui garantit une certaine indépendance : seul dans la chaufferie, il y trouvera le temps d’écrire. Il saisit cette tension dans une des images les plus fortes de sa poésie : l’apparition souterraine d’un faisan aux multiples couleurs sur un amas de briquettes, « plus magnifique et plus beau / qu’un parapluie surréaliste sur une machine à coudre » (« episode »).

Le lecteur de sa poésie, de ses textes en prose et de ses romans retrouve dans ce volume les thèmes qui hantent l’auteur et son œuvre : la recherche d’un langage poétique propre, le lien avec un territoire dévasté dont l’horizon se compose d’usines, de décharges et de lacs artificiels, paysage rendu stérile et instable par l’extraction du lignite, lui fournissant le cadre de quelques-uns de ses récits les plus puissants, comme Alte Abdeckerei (« Vieil équarrissoir », 1991) et Die Kunde von den Bäumen (« La connaissance des arbres », 1994). Quant aux entretiens, ils donnent des compléments précieux d’information sur le parcours de l’auteur : les tentatives infructueuses de publier en RDA ; sa perspicacité concernant la politique culturelle de la RDA lorsqu’on l’invite, à la fin des années 1960, à participer à des cercles d’ouvriers-écrivains et qu’il comprend très vite le décalage entre ses aspirations littéraires et la ligne officielle ; le refus qu’on voie en lui un possible représentant de cette « littérature ouvrière ».

Wolfgang Hilbig, de Bénédicte Terrisse : l'improbable vocation

Wolfgang Hilbig © D.R.

Son premier recueil de poèmes, abwesenheit (« absence »), paraît en 1979 en République fédérale. En 1980, Hilbig obtient le statut d’écrivain indépendant et pourra enfin cesser le travail à l’usine. En 1985, il quitte la RDA avec un visa lui permettant de revenir, l’assignant à un impossible entre-deux dont témoigne son roman Das Provisorium (2000). Les discours de remerciements pour les prestigieux prix littéraires que Hilbig se voit décerner depuis 1989 révèlent, comme les entretiens, l’engagement d’un auteur qui ne se laisse pas amadouer par ces gestes de reconnaissance et qui critique de façon virulente les milieux littéraires dans une société dominée par le marché.

Au-delà de cette dimension biographique, deux volumes dirigés par Sylvie Arlaud, Bernard Banoun, Stephan Pabst et Bénédicte Terrisse, également parus en cette année anniversaire, permettent de comprendre de plus près la poétique de l’auteur. Ils sont le fruit d’une collaboration, pendant plusieurs années, entre des germanistes français et allemands. Les deux ouvrages particulièrement stimulants interrogent le rapport de l’auteur à la modernité littéraire et proposent un état des lieux de la recherche sur sa poésie, en réunissant des interprétations qui retracent minutieusement le réseau textuel des modèles littéraires et des figures tutélaires qui ont influencé le poète.

Ces influences remontent au romantisme allemand, passent par le symbolisme français avec une réception attentive des poètes « maudits » – Baudelaire, Rimbaud, Verlaine –, ainsi que par Edgar Allan Poe et Kafka, et s’étendent à toute la modernité littéraire de la première moitié du XXe siècle. Hilbig, on le répète souvent, est un auteur autodidacte qui semble avoir tout lu, malgré la difficulté de se procurer certains ouvrages dans une RDA longtemps hostile à toute influence « décadente », à savoir moderniste. Son rapport à la modernité est précisément interrogé dans le contexte de la RDA, l’enjeu étant de ne pas l’enfermer dans une interprétation dominée par une conception occidentale (restreinte et parfois dépassée) de la modernité, ne tenant pas compte de l’ouverture vers les avant-gardes russes et soviétiques du début du XXe siècle ou ne s’interrogeant pas sur le lien entre modernité et génocide dans le sillage de la pensée d’Adorno. Car Hilbig s’est très tôt confronté à Auschwitz.

Pour comprendre toute la complexité de cette œuvre, il faut enfin mentionner l’étude magistrale que Bénédicte Terrisse a consacrée en français au problématique statut d’auteur qui transparaît dans les textes de Hilbig. Partant du constat tout à fait bénéfique qu’il faut sortir l’œuvre de la lecture réductrice qui en est faite à travers le prisme du politique, souvent appliqué à la littérature de RDA, Bénédicte Terrisse propose de mettre au centre de son analyse la problématique existentielle de Hilbig : « un devenir écrivain improbable et invraisemblable qui apparaît tantôt comme un mystère, un miracle, un scandale ou une imposture ». Ce faisant, elle montre à quel point Hilbig est travaillé par des topoï de la modernité tels que la prédominance de l’art sur la vie ou la vie vouée à l’écriture : « Wolfgang Hilbig rappelle en bien des points la figure de l’écrivain maudit ou malheureux, héritée du XIXe siècle et adaptée au contexte de RDA. » Ce topos est lui-même présent dans sa littérature, de même que l’interrogation sur le statut de l’écrivain, et cela pendant toute sa vie ; cette réflexion peut se traduire par des fantasmes, se constituer en mythe, mais elle est toujours rattachée à des catégories propres à la littérature – la figure de l’auteur est au centre de la poétologie de Hilbig et concerne aussi bien sa poésie que sa prose.

Afin de saisir cette poétique de l’auteur (ou « poétique auctoriale ») propre à Hilbig, Bénédicte Terrisse propose trois angles d’approche différents. Dans un premier temps, elle analyse les figures littéraires de la rupture d’équilibre (trébuchement, chute, basculement dans le vide), lues comme autant de signes de l’irruption déstabilisante et critique de la vocation poétique dans la vie. Ces « scénarios de la vocation poétique », témoignant du passage de la vie à la sphère de l’art, apparaissent dans une filiation littéraire et esthétique allant du romantisme à la modernité (Baudelaire, Kafka, Proust), en passant par Georg Büchner et la figure paradigmatique de Kaspar Hauser dont Hilbig fait « le modèle de l’auteur dans sa négativité radicale : analphabète et sans origine, essentiel exilé ».

Wolfgang Hilbig, de Bénédicte Terrisse : l'improbable vocation

Dans un deuxième temps, l’étude interroge les fictions d’auteurs dans les textes en prose des années 1980 et en observe de près les dispositifs grammaticaux et narratologiques. Il s’avère que Hilbig a écrit de « nombreux textes qui mettent en scène de manière ironique […] le rapport entre le texte et son auteur », qui « brouillent de manière systématique le rapport entre le narrateur et l’auteur », relevant d’un procédé narratif que Genette avait appelé la métalepse, c’est-à-dire la « transgression de la frontière entre le monde où l’on raconte et le monde que l’on raconte ». Cette autre figure de la perturbation est le principal ressort pour représenter de nouveau l’irruption de la vie dans l’art, cette fois-ci non plus en tant que figure particulière, mais au niveau narratologique du récit. Interprétée avec Genette comme un « événement fictionnel », « la métalepse rejoint les figures de la rupture d’équilibre », relevant de « l’événement poétique » et se situant à l’opposé du « paradigme de la représentation » avec lequel l’étude prend précisément ses distances.

Dans un troisième temps, la question de l’auteur est reliée à celle du biographique : comment comprendre son rejet – la biographie de Hilbig ne peut expliquer son devenir écrivain – et, à la fois, sa thématisation constante par l’intermédiaire de récits de la vocation poétique, manifestant précisément l’improbabilité du devenir écrivain. Le thème de l’amour déployé dans ces récits apparaît alors comme la seule issue pour rendre compatibles l’art et la vie. Dans cette partie, Bénédicte Terrisse met au jour la double conception du biographique chez Hilbig : une biographie extérieure – exotérique –, correspondant à la « trajectoire destinale », entre en conflit avec la biographie intérieure, ésotérique, secrète et scandaleuse, celle de la vie poétique.

L’étude de Bénédicte Terrisse fera date, et cela bien au-delà des recherches en littérature allemande et des travaux sur Hilbig, car ses analyses précises et éclairantes des textes sont un apport indéniable aux recherches sur l’auctorialité et à la narratologie (notamment les fines analyses des figures de la métalepse), tout en invitant de manière générale à repenser les catégories de la littérature et de la modernité à l’aune d’un auteur que rien ne prédestinait à se saisir de ces topoï et à en faire l’essence de sa littérature.

Un dernier mot sur l’accessibilité de l’œuvre de Wolfgang Hilbig en France. À ce jour, seuls quelques récits, notamment La lettre (Flammarion, 1988) et Les bonnes femmes (Gallimard, 1993), ainsi que deux romans, « Moi » (Gallimard, 1997) et Provisoire (Métailié, 2004), traduits par Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent, ont été publiés par des maisons d’édition de grande diffusion. D’autres textes ont paru dans des revues littéraires : des récits dans LITTERall, de la poésie traduite par Bernard Banoun dans La Mer gelée. Mais en 2021 l’essentiel de l’œuvre de Hilbig est peu accessible ou reste inconnu en France. Une anthologie annoncée pour 2018 chez Circé, Moi, né sous le feu du temps, n’a toujours pas paru, des traductions des grands récits comme Alte Abdeckerei et Die Kunde von den Bäumen sont en cours et attendent leur éditeur. Espérons que cette situation changera, pour que nous puissions découvrir en traduction française cet auteur aussi insolite qu’exceptionnel.

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