Lire à marée haute

Dans L’amour la mer – dont le titre évoque le sonnet Et la mer et l’amour ont l’amer pour partage de Pierre de Marbeuf (1596-1645) –, Pascal Quignard reprend bien des traits de ses œuvres antérieures, mais comme pour souligner une différence majeure avec elles : un sens du roman polyphonique et une confiance dans la prose continue qu’on ne lui connaissait pas.


Pascal Quignard, L’amour la mer. Gallimard, 400 p., 22 €


On retrouve dans ce nouveau roman le personnage de Meaume, le graveur de Terrasse à Rome (Gallimard, 2000) ; telle page, par sa facture, pourrait être une citation directe de Pour trouver les enfers (Galilée, 2005), consacré aux opéras baroques inspirés d’Ovide ; on y retrouve également le Sainte-Colombe de Tous les matins du monde (Gallimard, 1991) et tout autant le tableau de Lubin Baugin – mais désormais les « gauffrettes » du tableau sont plus justement nommées « oublies », peut-être grâce à l’opuscule que Sophie Nauleau a tiré du livre et du film [1] ; on y retrouve aussi un personnage de nageuse comme l’était Ann Hidden dans Villa Amalia (Gallimard, 2006).

L'amour la mer, de Pascal Quignard : lire à marée haute

Pascal Quignard (2018) © Jean-Luc Bertini

Et surtout on retrouve dans L’amour la mer la musique baroque. Ici nous suivons, entre 1652 et leurs morts respectives (du moins pour la plupart d’entre eux), onze musiciens (mais la vie de certains se résume à quelques épisodes) qui sont aussi des joueurs de cartes et, de façons diverses, des amants. Leurs souvenirs, leurs rencontres dans différents lieux d’Europe, leur solitude, ont pour toile de fond l’épidémie, les viols, les famines, les guerres religieuses – « pieuses », écrit parfois le narrateur, faisant entendre l’actualité de ces violences. Ils vivent également des changements de monde artistique : le déclassement des luths puis des violes, l’invention de la « suite française » (par l’allemand Froberger), la haine qu’un monarque, par piété toujours, voue à la musique, désorganisant tout, occasionnant le dépit et la mort dudit Froberger. Dans les pages finales qui, à la manière d’un épilogue, nous transportent soudain à la veille de la Révolution française, c’est une autre violence, celle de la misère, et un autre monde : celui du piano.

Ainsi l’ouvrage, pris dans un flux temporel qui mène ses personnages de l’âge mur à la vieillesse, et s’achève sur la venue d’un monde différent, pris également dans la citation et la continuation des œuvres qui le précèdent – faisant vieillir et mourir les protagonistes, donc – peut-il se lire sous le signe de l’estran et de la fin. L’estran, motif cher à Quignard, désigne en effet la bande de sable laissée par la marée lorsqu’elle descend. Ainsi lit-on, au sujet de la vieillesse de la violiste Thullyn : « Aux derniers jours, aux derniers âges, la vie qui a été vécue se découvre à la façon des détritus sur une plage quand l’océan s’en va. / On marche dans des trésors dépareillés mais où tout étincelle. / Plus la marée est grande plus la mort est proche plus l’estran est sublime ». Et, quelques pages plus loin, l’auteur-narrateur, âgé lui aussi, évoque la solitude (l’estrange solitude, voudrait-on dire) de l’un de ses souvenirs d’enfance : le grincement des roues de la charrette de son oncle, dans le hameau de Chooz.

L'amour la mer, de Pascal Quignard : lire à marée haute

« Vue d’Anvers » par Jan Baptist Bonnecroy (1658)

Pourtant, et c’est ce qui étonne et émeut le plus, l’esthétique de L’amour la mer n’a rien de discontinu : elle renoue au contraire avec la continuité de la prose moderniste, de ses flux de conscience, de ses monologues débordants et se distingue en ce sens des précédentes œuvres de l’auteur.

On connaissait l’esthétique du fragment, le goût pour l’aphorisme de Pascal Quignard, et ses jeux de vraie-fausse autorité, son goût pour l’image surgissante, ou pour des narrations continues, certes, mais centrées sur un ou deux personnages. Bien sûr, ces traits esthétiques ne sont pas totalement absents et on reconnait partout l’écriture de Pascal Quignard. Cependant, ici, les voix des personnages (qu’ils parlent ou non à la première personne) se déploient librement sur plusieurs pages : elles se répondent, se superposent, s’assemblent et se disjoignent. Les transitions se font, le plus souvent, en douceur et comme par magie. Parfois, on ne comprend qu’au bout de quelques lignes qu’on a changé de point de vue, voire d’époque ou de lieu, et on y consent volontiers : on est là où on lit. Ces voix forment dans leur composition un analogon de l’amour qui rapproche, superpose, entremêle, apparie, au moins pour un temps, mais ne stabilise pas et disjoint tout aussi vite. Elles disent à l’envi, du reste, l’amère finitude de la fusion amoureuse.

Dès lors, ces voix ne racontent pas seulement : elles sont portées par une écriture qui, sans mimer la musique, les fait aller andante, c’est-à-dire les fait chanter. Les personnages de L’amour la mer ont quelque chose d’un peu abstrait et démesuré, comme s’ils appartenaient pour toujours à un espace des confins, comme s’ils se diluaient dans leurs jeux, leurs dialogues et leurs monologues, avant de reprendre forme, un peu plus loin, ou comme s’ils étaient de grandes cartes de tarot, déposées dans un fleuve et chantant depuis l’eau qui leur court sur le visage, très légèrement dissociés d’eux-mêmes. Outre ses références musicales et picturales (on croise de magnifiques descriptions de tableaux de Nicolas Poussin ainsi qu’une très belle Vue d’Anvers par Jan Baptist Bonnecroy, dans laquelle le narrateur reconnait l’un de ses personnages), il semble alors que Pascal Quignard se laisse porter par l’influence des grands monologues des Vagues de Virginia Woolf – avec son groupe de personnages qui, eux aussi, vieillissent peu à peu et dont, indépendamment de toute psychologie, seules les voix semblent compter – ou de Marguerite Duras, par la puissance du Navire Night, ce roman de voix et de désir. Et cette confiance dans l’espace de résonance de la prose continue a, lorsqu’il s’agit de faire entendre la fin (de l’amour, de Dieu, de la vie), quelque chose de bouleversant qui nous emporte nous aussi, et nous distancie un peu de nous-mêmes. Nous sommes là où nous lisons : au plus haut d’une marée qui est loin de se retirer.


  1. Sophie Nauleau, La main d’oublies (Galilée, 2005).
En attendant Nadeau a rendu compte de L’enfant d’Ingolstadt et de L’homme aux trois lettres, onzième et douzième volumes du cycle Dernier royaume.

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