Aïgui le simple

Les éditions de l’Atelier de l’agneau publient, in extenso – c’est toujours plus instructif que les choix de textes –, le dernier tome des œuvres complètes du poète Guennadi Aïgui (1934-2006), paru à Moscou en 2009 et traduit par Clara Calvet et Christian Lafont. Sa langue maternelle était le tchouvache, dans laquelle il a traduit une anthologie de poètes français, mais sa langue d’écriture fut essentiellement le russe.


Guennadi Aïgui, Toujours plus autrement sur terre. Trad. du russe par Clara Calvet et Christian Lafont. Atelier de l’agneau, coll. « transfert », 130 p., 20 €


Guennadi Aïgui est né en Tchouvachie, une république russe, dans le village de Shaimurzino, aux confins du Tatarstan, en moyenne Volga. Soit pas très loin de la région de Kazan d’où est originaire Serguei Essenine, dans les plaines de la Russie centrale, à plus ou moins 800 kilomètres à l’est de Voronej où vécurent les Mandelstam de 1934 à 1937, et à environ 400 km à l’ouest d’Elabouga, sur la Kama, ville illustre par le suicide de Tsvétaïeva – quelques précisions géographiques et poétiques pour donner corps à cette Russie profonde, à sa réalité physique à laquelle nous n’avons que peu accès.

Léon Robel l’introduit en France dès 1976, dans le numéro 28 de la revue Change. Les éditions de l’Atelier de l’agneau nous donnent ici tous les poèmes écrits entre 1986 et 2004, ainsi que la préface (pugnace) d’Olga Sedakova [1] : « Il se trouve qu’Aïgui est arrivé pour répondre à l’appétit du lecteur contemporain pour une poésie noble, élevée, méditative, et “énigmatique”, et pour répondre à un goût tardif et exigeant, ne supportant ni les trivialités ni le pathétique inutile, ni les chemins en ligne droite de l’émotion ou de la pensée. Qui se concentre principalement sur les choses infiniment petites, et leur relation avec l’infiniment grand ». Les Choses Pauvres, comme dit Aïgui lui-même.

Toujours plus autrement sur terre, de Guennadi Aïgui

Guennadi Aïgui © D.R.

Les poèmes d’Aïgui demandent une lecture lente, à peu près comme le Tombeau d’Anatole, ou comme la poésie de Paul Celan – certainement un modèle pour Aïgui. La forme est celle du vers libre, donnant par sa disposition comme le pas-à-pas de la pensée d’un homme qui réfléchit en marchant – d’où cette ponctuation très particulière, trébuchante, avec incises, parenthèses, arrêts, regards en arrière et reprises. Poésie ambitieuse, qui cherche à faire ressentir, avec les moyens les plus pauvres, la totalité d’une conscience – l’ensemble indissociable de l’être et du monde. Ne rien laisser perdre de ce qui arrive de toutes parts, et continue d’arriver, si pauvre que ce soit en effet, dont la résultante est cette somme : un être dans l’espace et le temps. Ce qui pourrait définir l’état de vie, une perpétuelle superposition et accrétion  d’instants, qui fait de nous tant que nous vivons des êtres intemporels. Et aussi des êtres collectifs, comme les ruches, par tous les liens avec les autres, et par toute la culture accumulée dont nous sommes les dépositaires et l’expression.

Les plaines de la Volga, infusées de la sueur immémoriale de ceux qui arrachent leur pain au tchernoziom, composent l’arrière-pays mental d’Aïgui, le Tchouvache de Shaimurzino. Sa première impression, à laquelle toute autre se superpose, c’est le spectacle qui s’offre à lui enfant depuis sa fenêtre : les champs infinis, au loin la ligne des forêts, lisière mystérieuse, et l’air qui prend toute la place. Rien d’autre dans ce vide que les mouvements du vent. C’est ce même vide que donne à entendre Mandelstam exilé dans la région de Tambov à quelque six cents verstes de Shaimurzino, dans les Cahiers de Voronej (1937) : « Oh cette étendue lente, cette étendue suffocante », et encore : « Comment dire l’accablement des plaines… ». L’immensité de la Russie centrale, peut-être nous est-il possible de l’approcher à travers la poésie d’Aïgui, habitée par le rien ouvert sur l’immense.

Certains poèmes très représentatifs de sa dernière manière, comme les beaux textes de 1986, « Soudain, émanant des phlox » et « Toujours plus loin dans les neiges », sont trop longs pour figurer ici. Les deux poèmes ci-dessous, même s’ils ne sont peut-être pas les plus caractéristiques, donneront une bonne idée d’Aïgui arrivé au seuil de la vieillesse :

DANS L’ATTENTE D’UN AMI

[à wolfgang kazak]

tels des frères nous passons le plus clair de nos nuits à la cuisine tous deux comme

de simples objets

                                   à la cuisine

nous sommes ainsi – comme lorsque nous reconnaissons un proche avant même

de l’avoir aperçu :

ô profonde quiétude – cette pauvreté-là

                                   n’appartient à personne ici-bas

tout juste à cet ustensile ténu… –

                                   c’est ainsi que nous est donnée la joie

                                   qui vient de la plénitude du peu

comme si parmi les arbres centenaires de la plaine

une lumière brillant à-peine-plus-que-de-son-éclat

                                   nous confirmait ceci

par sa lumière chaude et proche qui nous devance :

frères à la cuisine nous sommes – c’est cela une vie bonne

(1989)

SOIR À DENISSOVA GORKA

autour des poteaux et des piquets

de notre portail et de la clôture –

partout – grandit – le silence… –

ô donne-nous cette force simple ! –

celle – de la branche heurtant la branche

voilà – je pose la tasse sur la table

ma sœur ferme le portail

le vent redouble –

plus n’est besoin d’aller nulle part

le soleil s’est caché depuis longtemps derrière la colline

comme les herbes sont simples et rassemblées

autour des piquets de clôture –

prenant leur part

par un faible scintillement

à l’apaisement du soir

(2003)

Toujours plus autrement sur terre, de Guennadi Aïgui

Bien d’autres poèmes ont la même force de simplicité, qui fait penser à des tableaux de Millet ou à des natures mortes de Morandi, et choisir a été difficile. Au moins leur brièveté permet-elle de les donner en entier. Les poèmes, comme les tableaux, sont une composition, ils s’offrent d’un seul tenant. Agrandir un détail montre l’art du peintre, mais pas son intention, et reste insuffisant pour en approcher quelque chose, a fortiori ceux d’Aïgui, pas toujours d’un accès facile. Il est possible qu’il demande « beaucoup » à son lecteur, qu’il demande « trop », mais quel lien peut créer un écrivain qui demanderait peu, ou rien – quel lien d’esprit à esprit ? Sans oublier qu’il s’agit de traduction, une transposition de l’esprit d’un poète de part et d’autre d’un mur. On peut remercier et admirer les traducteurs d’Aïgui (Léon Robel, André Markowicz, et ici Clara Calvet et Christian Lafont) de s’atteler à rendre transparent, si peu que ce soit, par leur labeur et leur amour, ce mur.

Et c’est un don-semblable-au-pain – le Verbe pétri de travail

qui pénètre en vous comme un rayon d’or

(incandescent – l’unité est inconsciente)

Le recueil se termine par « Dernier départ », long poème qu’Aïgui écrit à l’occasion d’un voyage à Budapest en août 1988. Le poème, précédé d’un liminaire explicatif, a été composé pour le monument à Raoul Wallenberg, inauguré en mai 1987, œuvre d’Imre Varga (« je m’intéressais depuis longtemps à Imre Varga, éminent sculpteur hongrois »). Wallenberg est cet homme d’affaires suédois envoyé sur la demande de Roosevelt, en juillet 1944, comme diplomate à Budapest, avec la mission de délivrer des passeports aux Juifs hongrois. Il aurait ainsi sauvé de l’extermination une vingtaine de milliers de personnes. À l’arrivée de l’Armée rouge, il disparaît sans laisser de traces.

Le Wallenberg de Varga est représenté debout entre deux murs, la main en avant comme cherchant à l’aveugle le passage entre les deux feuilles de roche. C’est ce geste « étrange-énigmatique, arrêté-en mouvement » qu’interroge Aïgui : « Comment, théologiquement, définir la Main, écrit-il dans le liminaire du poème, […] les gradations de sa définition se révélaient très larges : du “pouvoir” et de la “possession” – jusqu’à la “libération” et la “consolation” ». Et le poème poursuit :

seule, universellement humaine

une main depuis toujours simple de Simplicité

d’une éternité-misérablement-simplette : comme

les souliers usagés

dans les Ba-ra-que-ments – Sans fin

destinés aux Fours et aux Cheveux…  –


  1. Quelques poèmes d’Olga Sedakova ont été traduits dans des revues et anthologies. Sont également disponibles en français des proses comme Éloge de la poésie (L’Âge d’Homme, 2001), ou les deux très beaux Voyages : Voyage à Tartu et retour et Voyage à Briansk (Clémence Hiver, 2005 et 2009).

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