Paris au temps des romantiques

Sous un format commode, de façon magistralement synthétique, vous trouverez ici tout ce que vous devez ou avez voulu savoir sur le Paris tel qu’il exista au temps des romantiques qui consacrèrent la ville « capitale de l’Europe » avant qu’elle ne devienne la « capitale du XIXe siècle » de Walter Benjamin en quête de traces et de signes. Remaniée par Haussmann, Paris recueille toutes les nouvelles quêtes des hommes, les enjeux et les contradictions de la IIIe République. De là des pluriels que la longue méditation de ces thèmes par Christophe Charle permet de poser allègrement, car Paris, « capitales » des XIXe siècles est écrit et a un rythme.


Christophe Charle, Paris, « capitales » des XIXe siècles. Seuil, coll. « Points Histoire », 672 p., 14,50 €


Après avoir longuement enseigné ce Paris du XIXe siècle sous tous les angles et à tous les niveaux universitaires, l’historien livre « la » synthèse absolue et le fruit non seulement de ses propres travaux mais aussi de ceux des nombreux étudiants et collègues qu’il a accompagnés sur ce chantier – tous cités ! Ce livre est donc un outil, tel que le veut la collection « Points », et un classique indispensable à toute bibliothèque possédant un recoin consacré à Paris. On a alors envie de courir à l’impossible conclusion de l’auteur qui, fort de trente livres et plus, s’est toujours attaché aux synthèses et à prendre les groupes sociaux et leurs intellectuels comme des éléments qui situent la construction de la pensée. Passant par les Villes d’Andreï Biély, Christophe Charle retrouve alors le Paul Valéry de 1937 qui confessait que l’on ne pense pas Paris mais que l’on est pensé par Paris, ce qui dépasse l’aphorisme.

Paris, « capitales » des XIXe siècles, de Christophe Charle

« L’écrivain public » par George Emmanuel Opitz (entre 1814 et 1833) © CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet

Plus mondain, Victorien Sardou, publiciste et fauteur de multiples comédies, persiflait déjà en 1866 la perte du « vrai Paris », la plainte indéracinable : « un arbre, un banc, un kiosque ! un arbre un banc, un kiosque ! un arbre, un banc… Et là-dessus, un soleil, une poussière ! Un gâchis de propreté ! Une foule bigarrée, cosmopolite, baragouinant toutes les langues… Ce n’est plus Athènes, c’est Babylone, ce n’est plus une ville, c’est une gare ! ce n’est plus la capitale de la France, c’est celle de l’Europe entière ! Une merveille sans égale ! un monde ! D’accord… Mais enfin, ce n’est plus Paris… puisqu’il n’y a plus de Parisiens ».

La ville de Christophe Charle a ses ressorts démographiques et politiques. Les acteurs de ce monde ne sont pas que figurants des rues, ils produisent des biens matériels et immatériels, des manières de faire et de vivre, ils produisent la ville elle-même qui n’est pas qu’un décor. Une réalité sociale contrastée sous-tend ces activités de production et de consommation même. Le propre de la grand-ville est de mêler la richesse ostentatoire et la détresse au singulier. Depuis Baudelaire et l’invention de la photographie, le spectacle est là, les passages ont inventé la flânerie et la rue est devenue l’écrin du collectif.

La multiplicité de projets de vie affecte la morphologie urbaine qui se transforme. Les quartiers centraux perdent de la population, la combinatoire des complémentarités multiplie les possibilités et attire ceux qui viennent des provinces et de l’étranger. Les femmes d’abord, puis, lorsque la domesticité féminine tout en s’accroissant décline en poids relatif, c’est le travailleur de force qui incarne le Parisien au travail, poussé par la nécessité à se saisir de travaux pénibles et peu gratifiants. Tous vivent d’espoirs et subissent des conjonctures économiques très fluctuantes. Malgré sa densité, le livre sait faire sentir la variété des conditions, la diversité des trajectoires.

Chaque groupe a ses insertions dans l’espace et cela permet subrepticement de vérifier les questions que poserait la vie de tel anonyme votre ancêtre ou de tel personnage dont vous voulez reconstituer les faits et dires. Histoire sociale et histoire culturelle s’entrelacent, le chiffre est toujours là, même si ce sont les recours les plus variés à la littérature du siècle qui aident Christophe Charle à rendre concrets les cas concepts. On suit ainsi la différenciation des quartiers, l’offre locative, les coûts du confort, ce marqueur social qui détermina la cassure est-ouest de Paris. La vie politique elle-même porte une géographie dépendante de réalités locales et économiques.

Paris, « capitales » des XIXe siècles, de Christophe Charle

La barrière de Ménilmontant en 1830, sur le chemin de ronde devenu l’actuel boulevard de Ménilmontant. Par Pierre-Luc-Charles Ciceri © CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet

La ville travaille, elle produit, elle se distrait et combat. Les industries du luxe sont parisiennes, car la cour et les ministères se trouvent rive droite. À la fin du siècle, l’accès progressif de couches plus larges aux biens de consommation, au péril du crédit, installe le vêtement, les chaussures et toutes sortes d’usines en prolongement du IIIe puis du XIe arrondissement, principalement dans l’est de Paris, selon la demi-couronne qui va du XVIIIe arrondissement jusqu’au XIIIe, avec l’épicentre de Belleville. Et partout travail et pauvreté mêlés entassent les semi-vagabonds et les prolétaires, les grisettes et les entrepreneurs brisés dans des hôtels meublés. La Belle Époque loge presque 300 000 personnes dans des hôtels garnis et probablement 70 000 dans « la Zone », les baraquements de ceux qu’on décrit comme les « barbares » aux portes de la ville.

On retrouve aussi, bien sûr, le Paris des révoltes, des révolutions et de leur écrasement, puis celui, assagi, de la République, une république plus que jamais assignée à sa capitale. Les manifestations sont moins « paillettes » que les expositions universelles mais elles démontrent que la vie politique de la cité n’est pas exactement celle de la nation et pas seulement au temps de la Commune, mais parce que le profil droitier d’une ville où les radicaux ne s’alliaient plus aux socialistes ne rend pas compte des soubresauts multiples de la capitale.

Le plus étonnant est que ce livre respire et reste allègre par son écriture. La synthèse est serrée, le fruit d’une longue méditation, mais on la lit comme un bestseller car la trame connue relance sans fin notre attention. Ce n’est pas seulement à la trentaine de graphiques ni à la quarantaine d’illustrations, justement explicatives – et à ce titre les textes cités le sont bien plus encore –, qu’on le doit. C’est aussi la volonté de brasser et de rendre plausible une histoire des hommes, de tous ces hommes passés par la grande Babylone, qui rend lisible l’écheveau des possibles quand les destins particuliers peuvent prendre sens. Quantifiée, saisie dans la dynamique des périodes, la réalité d’un monde s’instaure. L’épaisseur de la construction des faits distingue le livre de ce qui serait une encyclopédie ou un guide car il cisèle les évaluations du poids de ce qui est son conditionnement souterrain. Le savoir magistral permet alors, et quel que soit notre degré de connaissance de ces questions, de revoir un point, de contrôler une certitude, de vérifier une information, une référence.

Christophe Charle n’a jamais été piéton que de la Montagne Sainte-Geneviève, ce qu’il confesse aisément, mais il est un cycliste de Paris, ce qui est tout autre chose. Il sait son Paris dans le continuum des panoramiques de la voirie. Il n’en dit que mieux les contrastes, le cadre bâti consacrant le niveau de vie et le mode de vie : l’air et la verdure pour les uns mais pour tous, durablement, la peur de la tuberculose, même si elle reste inégalement répartie et si elle régresse.

Paris, « capitales » des XIXe siècles, de Christophe Charle

« Les boulevards. Le soir des élections » par Charles Gillot et Osvaldo Tofani (1885) © CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet

La Belle Époque de Christophe Charle est dominée par la centralisation des institutions de savoir et de pouvoir autant que par la distorsion des temps entre les avant-gardes en quête de l’avenir du présent et les inévitables vaincus du nouvel ordre des choses. On sait la condensation parisienne des institutions de culture : point de décentralisation possible ni pensable malgré leur évolution et leur accroissement relatif. Leur attractivité et leur prépondérance perdurent. Montrer leur poids est un des points majeurs des travaux de l’auteur qui leur a consacré une quinzaine de volumes. On comprend que le lecteur ou l’étudiant en préfère la synthèse !

Ce qui surprendra peut-être le plus dans ce volume, après la récapitulation de ce qui fut la culture écrite et celle des salles de spectacle, des théâtres des « boulevards » puis des constructions de l’ère haussmannienne, place du Châtelet, c’est la présentation de l’offre de sièges de cinéma pour 1 000 habitants. Selon les quartiers, à la veille de 1914 (d’après les travaux de Jean-Jacques Meusy), l’écart va de 1 à 30. Face aux quartiers qui ont les théâtres à leur porte, on lit l’implantation brutale de la culture de masse. Le cinéma appartint vraiment à la vie de quartier du Paris populaire du premier XXe siècle ; ses fiefs sont les XVIIIe, XXe et XIIIe arrondissements, indiscutablement prolos.

C’est ainsi que la statistique dit le vrai, mais non celui des quartiers, des 48 quartiers historiques aux invisibles pesanteurs dont les frontières seraient la trame d’une histoire de Paris à soi-même, qui a échappé à l’anthropologie sociale, laquelle préfère les lointains à la sociologie de comptoir. L’auteur, qui  brosse magistralement l’ensemble, laisse donc à autrui le soin d’établir le narcissisme de la petite différence.

Quant au Paris capitale impériale, aux fonctions prédatrices, réceptacle et creuset des lointains, objet d’un de ses livres précédents (La crise des sociétés impériales. 1900-1940, Seuil, 2001), Christophe Charle ne nie en rien ce que ses élèves, poursuivant le mouvement, veulent dire du monde qui fit Paris. Mais cela n’ôtera jamais rien au statut de la preuve, si cher au positivisme des sciences humaines, qui fait que tout s’inscrit à l’intérieur des portes de la capitale. En 1900, on se voulut réaliste ou même vériste en art ; Puccini en donne une image dans La Bohème : des travailleurs de la banlieue attendent l’ouverture dans le petit matin froid de l’hiver. Il posait ainsi une image archaïsante mais crue de la « ville promise ».


En attendant Nadeau a rendu compte de La vie intellectuelle en France, ouvrage codirigé par Christophe Charle et Laurent Jeanpierre, et de L’Europe. Encyclopédie historique, codirigé par Christophe Charle et Daniel Roche.

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