Les chemins et les jardins ont ceci de commun qu’ils se parcourent. Dans un ouvrage aussi élégant qu’attachant, Édith de la Héronnière propose des expériences d’intensité variable, souvent symboliques, voire énigmatiques. L’historien Jan Synowiecki, dans un livre plein de charme, de science et d’ironie, parcourt avec aisance l’immense archive des jardins parisiens.
Édith de la Héronnière, Chemins de traverse. Illustrations de Xavier Carteret. Klincksieck, coll. « De Natura Rerum », 215 p., 19 €
Jan Synowiecki, Paris en ses jardins. Nature et culture urbaines au XVIIIe siècle. Préface d’Antoine Lilti. Champ Vallon, 434 p., 28 €
Les « chemins de traverse » qu’Édith de la Héronnière nous invite à prendre dans cet ouvrage ne se prêtent pas à des randonnées à vocation sportive, ni à d’oisives promenades qui suivraient des trajets tout tracés ; « aller droit est une illusion depuis que nous savons que la Terre est ronde ». Ces chemins proviennent d’une succession d’univers très divers (d’un village en Bourgogne à la Death Valley, du Périgord à la Sicile), mais ils restent soumis à l’antique usage de la « circumambulation », cette « loi fondamentale de l’existence humaine », qui associe la nécessité de partir et l’obligation, non moins forte, de revenir, finalement, au point de départ, sans avoir réussi à parvenir au centre.
Ces chemins de traverse, qui vont du cercle le plus intime à l’horizon le plus large, ce sont eux qui importent ici, plus que les êtres humains, relégués à l’écart, comme des silhouettes un peu floues. Il n’est plus question de faire entendre la « ballade des pèlerins », son livre incomparable sur le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle (Le Bruit du temps, 1993). Édith de la Héronnière cherche « in herbis et lapidibus », « dans les pierres et les plantes », non pas un Dieu panthéiste, comme Goethe dans le Voyage en Italie, mais la vraie philosophie de l’existence, celle qui admet l’impermanence des choses, celle qui se réconcilie avec « l’intranquillité » par l’étude de la botanique et de la géologie. « Nulle création n’a de valeur sans la conscience aiguë d’une destruction à venir. » « Redoutable réalité », qui est celle, éminemment goethéenne, de la métamorphose. Par un précieux basculement du regard, ce qui paraît le plus solide et le plus immuable, la pierre, devient l’image même de cette impermanence, de cette puissante métamorphose.
Cette puissance destructrice et créatrice de la métamorphose, rien ne la montre mieux que cette « ardente virée » que représenta pour l’auteure l’ascension, non sans péril, d’un volcan des îles Éoliennes, qui, par le basalte et la cendre, la conduisit au bord du cratère, hantée par le souvenir d’Empédocle. C’est de la même force tellurique, impitoyable, qu’elle a vu les effets ravageurs à Santa Margherita di Belice, ce village de Sicile – « ci-gît le pays du Guépard » – détruit en une nuit par un tremblement de terre, en janvier 1968. « En Sicile, écrit-elle, les peines de la terre travaillée par le feu du ciel et celui des magmas incandescents se reconnaissent au premier regard : la pierre est l’expression de ces peines, leur incarnation. » La pierre… c’est peu dire, il faut dresser la nomenclature des roches, l’obsidienne, la calcite, la pierre ponce, le calcaire coquillier et le tufo, « couleur de pain », assemblées dans le chaos d’une ruine.
Chemin faisant, Édith de la Héronnière ne cherche pas à faire étalage de ses connaissances en botanique et en géologie, on s’en doute ; si elle associe volontiers (et un peu ironiquement) les appellations latines selon le genre et l’espèce (pour les végétaux), c’est qu’elle peut ainsi accueillir, reconnaître et célébrer la diversité des plantes et l’harmonie des sites. Le modeste « bouillon-blanc », appelé aussi molène, fleur des remblais, par la grâce du latin (verbascum thapsus…), accède à on ne sait quelle dignité supplémentaire et les champignons ne sont pas en reste, le bolet, l’oronge des césars et la pézize rouge qui font l’objet d’une « quête » presque mystique.
L’auteure n’est pas toujours en chemin, par monts et par vaux, et elle décrit admirablement la « guerre amoureuse » de l’écriture, stylo Montblanc contre papier « lisse et mat ». Expérience jubilatoire et solennelle qu’on est tenté de rapprocher de son contraire absolu, l’ivresse tellurique que procure l’ascension du Stromboli. Vie et destruction se mêlent ainsi, sous l’effet du soleil, dans cette Sicile aimée où Goethe avait espéré en son temps trouver la clef du monde des plantes, la « plante originelle », dans un jardin de Palerme. De fait, c’est par rapport aux jardins qu’Édith de la Héronnière, elle aussi, en vient à définir une sorte de responsabilité à l’égard des plantes et du vivant, quand elle dénonce, à propos d’un jardin abandonné qui lui fut familier et est devenu « un fouillis d’herbes et de ronces », « l’incurie de ceux qui eurent la chance de posséder ce lieu sans en prendre soin comme ceux qui l’avaient fait fructifier avant eux ». Propos dans lesquels on peut voir esquissée la maxime d’une morale écologique.
La botanique peut conduire à parcourir le vaste monde, mais les esprits sédentaires préfèrent les jardins : image du Paradis, refuge des solitaires, les jardins sont-ils vraiment un coin de nature préservé, un ilot de végétal dans un environnement de pierre ? Un arpent de nature enfin ordonnée et domestiquée ? Le livre particulièrement réussi de Jan Synowiecki sur les jardins parisiens au XVIIIe siècle nous conduit à remettre en cause la dichotomie facile entre nature et culture. Non seulement il dissipe une illusion philosophique, mais il offre, par son exploration minutieuses des archives parisiennes, d’innombrables pages savoureuses, qui redonnent vie à ces lieux si disputés. Et nul doute que cette étude pourrait donner à penser à tous ceux qui en ont la responsabilité.
« Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, c’est mon habitude d’aller sur les cinq heures du soir me promener au Palais-Royal. » La première page du Neveu de Rameau nous donne l’exemple d’un usage nouveau des jardins. Nous passons des jardins intimes, des jardins secrets, des jardins clos de l’aristocratie et des congrégations, aux jardins ouverts au public, comme le Palais-Royal, à la réputation sulfureuse, et à ceux qui ont traversé les époques, les Tuileries, le Luxembourg, le Jardin du Roy (devenu des Plantes), etc.
Première révélation : la gestion des jardins parisiens, ou comme dit Jan Synowiecki de la « ville végétale », est tout sauf une harmonieuse bergerie. Nous avons affaire à « une histoire heurtée et conflictuelle » dans laquelle intervient une pluralité d’acteurs aux intérêts souvent divergents. Il s’agit de gérer des interactions aux immédiates implications : les nuisances de toute nature, les pollutions, la mauvaise gouvernance, le vandalisme, le favoritisme. Tout cela sous la férule des Bâtiments du Roy qui administrent une complexité bien éloignée du jardinage.
Que de menaces sur ces lieux, et Jan Synowiecki excelle à donner vie à cette lutte de tous les instants de l’administration du roi. Convient-il de combattre les pucerons et de punir les voleurs de fruits ? Faut-il élaguer les vieux arbres « inutiles » du jardin du Luxembourg ? Comment combattre les chenilles avec un « échenilloir » ? Que faire contre les corbeaux qui nichent impunément au plus haut des arbres ? Doit-on continuer à payer le travail inefficace du « taupier » ? Faut-il exterminer les chiens des « gens ordinaires » comme le demande la marquise d’Ingreville ? Qui saura bouturer les buis des parterres et préserver les pépinières ? Bien des choses, donc, et, au gré de ces 400 pages, on rencontre de multiples exemples d’une gestion bureaucratique qui nous semble par moments proche de sa forme contemporaine et à d’autres curieusement aberrante. Doit-on installer des latrines aux Tuileries ? Agrandir le Jardin du Roy, comme le demande Buffon ?
La thèse de Jan Synowizcki, vraiment magistrale, se prête à deux types de lecture : la première, la plus sérieuse, chercherait dans un passé encore proche des exemples de gouvernance « verte » ; l’autre se contenterait du plaisir que donnent ces portraits, ces anecdotes, ces détails parlants (« 25 000 chevaux à Paris à la veille de la Révolution française ») dans l’esprit du Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier.