La chute de la maison Langlois

À travers des grilles, non loin de Rambouillet, on distingue un parc en déshérence, une façade de château se lézardant, « forteresse d’une enfance », qui n’est plus. Joséphine, la narratrice, est désormais une jeune femme et, toujours installée en ce lieu, elle revient sur la chute de la « tribu » rassemblée autour de lui par Serge Langlois, gloire de notre cinéma. Plus que le lieu semblable au petit Trianon, Langlois était ce Monument national, héros du nouveau roman de Julia Deck dont l’histoire nous fera sourire ou rire, un bon moment.


Julia Deck, Monument national. Minuit, 208 p., 17 €


Nous voilà donc en 2018 dans un château meublé en Louis XVI. Ce Serge Langlois qui a voulu rassembler sa ou ses familles, ses domestiques et autres serviteurs, a des airs de Gabin, de Belmondo, d’un Johnny qui n’aurait joué qu’au cinéma, voire d’Alain Delon, encore que ce dernier a été l’un des amis de Langlois. Langlois va fêter ses 69 ans, il ne tourne plus trop, sinon pour chercher dans la cheminée ou un range-journaux la bouteille de bourbon qu’on lui cache (ou qu’il a cachée). Si Langlois vieillit plutôt mal, il garde à ses côtés Ambre. Elle a trente ans de moins que lui, passe son temps à poster des photos sur Instagram. Elle ne lit rien, jamais, persuadée que seule la « joie » importe. Ou bien elle s’occupe de son bichon. On pourrait écrire « ses » puisque les chiens meurent mystérieusement les uns après les autres. Le couple, ne pouvant avoir d’enfant, « s’est procuré » une fillette et son jumeau Orlando, alias Ory, au Kirghizistan. Des jumeaux, c’est beaucoup dire ; le lecteur en jugera. Un mystère plane sur Orlando, et l’on ne saurait accorder une confiance absolue à la narratrice.

À cette famille, ajoutons Virginia, fille très aimée née d’un précédent mariage de Langlois. Elle a été camarade de classe d’Ambre qui ne l’apprécie pas trop. Elle chante et connaît une carrière à la fois brillante et éphémère. L’aide financière de son père n’est pas inutile pour vivre comme elle le veut. Elle fait, plus souvent qu’à son tour, la une des magazines people. Souvent déshabillée et pixellisée comme il convient, elle y apparaît faisant du shopping, sur une plage ou un yacht, avec un nouveau prétendant. Question d’image(s). Et les images, dans ce petit monde, c’est le réel.

Monument national, de Julia Deck : la chute de la maison Langlois

Julia Deck (2019) © Jean-Luc Bertini

Nous n’irons pas jusqu’à présenter toute la tribu, qui se retrouve en toute « convivialité », sans hiérarchie apparente, autour de l’apéritif. On se tutoie parce qu’Ambre tient à rester près du peuple, on ne fait pas trop de manières. « Mais », comme l’écrit Joséphine avec la distance du temps : « je vivais à l’intérieur de l’image. J’étais incapable de saisir l’importance relative de chaque plan, le véritable centre du tableau ». Cela, elle le dit au milieu de son récit, et Cendrine Barou vient d’arriver dans la demeure avec son fils Marvin, un hyperactif toujours prêt à tout casser, y compris le moral de son institutrice. La nouvelle venue prend place au centre du tableau, l’air de rien. Elle n’est pas tout à fait une inconnue.

Cendrine Barou vit au Blanc-Mesnil, « au cœur du département numéroté 93 », et travaille comme caissière au « U » local (le Super qui précède la voyelle ne s’impose pas). Elle ne s’appelle pas Cendrine Barou et a obtenu des papiers, notamment un numéro de sécurité sociale, grâce au Net. Elle s’est transformée, perdant son allure svelte pour celle d’une consommatrice de Tuc et d’Oréo. Telle l’héroïne de Psychose ou de Vertigo, elle est en fuite. Elle a de bonnes raisons pour chercher l’incognito.

Autour d’elle, un autre monde que celui du château. Il y a Aminata, sa collègue ayant grandi dans la cité des Tilleuls, il y a Brahim, et Abdul Belkrim. Ce dernier, danseur de hip-hop que l’on peut voir dans des clips de Virginia, n’est pas très prudent : il consulte souvent certains sites : « Des messieurs enturbannés s’y exprimaient avec beaucoup de virulence. Avec un lyrisme un peu rebattu, ils exhortaient à rétablir la pureté par le crime, sous couvert d’une religion qui, dans ses excès, vous faisait aussitôt ficher par les services de renseignement. » Une copie de disque dur peut servir ; sous ses dehors de jeune femme timide et effacée, Cendrine le sait.

Elle sait beaucoup de choses, et surtout elle sait se rendre indispensable quand Anna, la nurse de Joséphine et Ory, est renvoyée. Cela dit, elle a un passé que Madame Eva, intendante de la maison, connaît pour diverses raisons, entre autres parce qu’elle passe son temps à lire ou à regarder des documentaires sur les faits divers. Et quand la situation devient vraiment délicate, Madame Eva sait quoi faire. Arrêtons-nous là avec les éléments d’intrigue, avec les cliffhangers et autres éléments propres aux intrigues à la Hitchcock. Julia Deck est plutôt grande lectrice d’Agatha Christie et donc amatrice de crime en lieu clos.

Monument national, de Julia Deck : la chute de la maison Langlois

Façade ouest du Petit Trianon © CC BY-SA 3.0/Moonik

La dimension policière est importante et on lit sans désemparer ce roman parfaitement construit, dont chaque chapitre est une pièce de puzzle. Mais l’essentiel est ailleurs, et d’abord dans une satire tout en finesse de notre époque. L’histoire se déroule sous la présidence Macron et, parmi les événements évoqués, la crise des Gilets jaunes et la pandémie jouent leur rôle. Et avec l’anniversaire du Monument national, deux mondes d’abord distincts se mêlent quand le président du « en même temps » entre dans le salon de réception. Le 78 et le 93 étaient déjà liés quand Cendrine était entrée dans la maison Langlois. Abdul Bel, connaissance de Virginia, était arrivé, supprimant le krim qui faisait tache et il œuvrait comme entraineur des dames locales, puis de Serge Langlois après un premier infarctus.

Le couple présidentiel est ainsi invité pour l’anniversaire chez les Langlois, et Brigitte ne cesse de comparer les lieux à La lanterne. Elle les trouve plus « cosy » que la résidence officielle. Aminata apparaît aussi, accompagnant Mathias, le patron du magasin au Blanc-Mesnil, partisan des Gilets jaunes et invité des Langlois. Le Macron qui est mis en scène n’est pas celui, « vertical », solennel, du premier discours devant la pyramide du Louvre. C’est celui qui aime à poser avec des jeunes de banlieue, qui appréciait la présence d’un Benalla et ne peut que la regretter. Pour un peu, il parlerait comme Cendrine, avec des « c’est qui qui » ou autres formulations que Joséphine ne partage pas.

Joséphine est plus qu’une narratrice : elle voit et entend, elle agit et surtout elle emploie cette langue savoureuse apprise par exemple dans les livres. Comme son père le fait avec ses bouteilles de bourbon, elle doit se cacher pour lire. Elle a sept ans et l’une de ses lectures est Mary Poppins, le livre de Julian Fellowes qu’Ambre ignore, comme elle ignore tous les livres. Elle préfère que sa fille ne pense pas, elle croit aux images, qu’on les voie dans les journaux, sur les réseaux sociaux ou à la télévision. Qui a lu Matilda, le délicieux et astucieux roman jeunesse de Roald Dahl, verra en Joséphine une sœur de la petite fille qui passe d’abord son temps à la bibliothèque municipale pour lire, tandis que ses parents trafiquent des compteurs de voiture ou se font une beauté. Joséphine manie une langue tout en ironie, avec périphrases, euphémisme et autres tours de magie rhétorique. Sans doute est-ce la raison pour laquelle, dans deux scènes cruciales, on l’éloigne : elle comprend trop vite et trop bien. Même après coup, quand adulte elle raconte, elle ne peut tout dire.

Monument national peint une époque, et la chute de la maison Langlois, que nous découvrons à travers les grilles dès la première page, tient à un événement imprévu qui brise un équilibre factice : toute la fortune des Langlois repose sur des montages financiers. La satire prend un tour plus acide car l’argent, cet argent qui depuis Balzac fonde une partie de l’édifice romanesque, est ici l’arme fatale. Là aussi, la narratrice sonne la charge mais sur du « moelleux », pour reprendre une image définissant le décor dans lequel vit Ambre. Les malversations et trafics sont relatés de façon détaillée sans que jamais le ton change. Les effets, en revanche, ne sont pas anodins, surtout quand le petit peuple réagit à ce qu’il apprend des Langlois cloitrés dans leur Petit Trianon.

Même si l’on sourit sans cesse, tout grince dans ce roman. Notre époque, les êtres que nous voyons ou côtoyons, les mœurs, tout est mis en relief à travers la langue, par un « on » ou par un imparfait, à travers d’innombrables détails qui montrent le ridicule, le pathétique ou le pitoyable de ce temps dominé par l’image vaine et – ce n’est pas nouveau­ – l’argent roi. La narratrice fait allusion à 1789 ; on penserait aussi bien à la cour de Versailles, telle qu’un La Bruyère pouvait la montrer. Julia Deck est une moraliste ; elle ne juge pas, elle décrit. On se réjouit.


EaN a rendu compte de Propriété privée, de Julia Deck.

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