Thilo Krause, né à Dresde en 1977, était connu jusque-là comme poète. Avec son premier roman, il a obtenu à la fois le prix Robert Walser et le prix Nicolas Born, qui récompense un romancier débutant. Son passage à la prose n’altère pas son regard de poète, d’autant que le roman a pour cadre la somptueuse région allemande du bassin de l’Elbe, près de la frontière tchèque, un paysage à la beauté sauvage qui inspira le peintre Caspar David Friedrich. Là où les farouches aiguilles de grès dominent de leurs arêtes acérées le vert des prés et des forêts, et où l’apparente tranquillité du fleuve peut se révéler illusoire.
Thilo Krause, Presque étranger pourtant. Trad. de l’allemand par Marion Graf. Zoé, 208 p., 19,50 €
Le narrateur devenu adulte revient avec femme et enfant sur cette terre saxonne, à l’est de Dresde, où comme Thilo Krause il a passé son enfance. On ne sait d’abord rien de lui, ni de ce qu’il a fait auparavant, pas plus qu’on ne connaît la raison de son installation dans une vieille maison qu’il entreprend de rénover, à proximité immédiate de son village natal et de « la Ville-qui-n’en-est-pas-une », une ville sans nom, comme lui. Sa femme en a un, Christina, mais l’enfant n’est désignée que comme « la Petite ». Et comme le narrateur ne travaille pas, il lui consacre une bonne partie de son temps – et tout son amour paternel.
Le souvenir de ses jeunes années dans ce qui était encore la République démocratique allemande est immédiatement là, chevillé au paysage qu’il retrouve, ou plus exactement qu’il n’a jamais quitté. Un décor gravé dans sa chair, dont il partage la texture même dès que sa peau reprend contact avec la pierre sur laquelle il se hissait jadis, et dès qu’il regarde les villages en dessous de lui, les maisons qui abritent des habitants familiers ou hostiles. Le rocher avec toute sa charge symbolique semble n’être là que pour lui – « c’est mon roc », dit-il dès la première phrase – et c’est aussi depuis cette éminence qui domine le paysage réel comme celui du roman qu’est dépeinte la dernière scène.
Le lecteur devine peu à peu les raisons de son retour, les pressent plus qu’il ne les comprend. La banale nostalgie n’est pas en cause : si le narrateur remet ses pas dans les traces de son passé, c’est apparemment pour le faire partager à la femme qu’il aime, à la nouvelle famille qu’il a construite. Mais Christina et lui, deux « chasseurs de ciel » faits pour s’entendre, se trouvent par sa faute engagés dans une aventure impossible : comment l’être aimé peut-il prendre place dans « un passé qui n’est que le mien, que j’aurais dû oublier, exactement comme les pommiers et le ciel » ? Un sentiment de honte gagne le narrateur lorsqu’il comprend qu’il ne lui a laissé aucune place dans son projet, qu’il n’a songé qu’à lui seul. Mais autre chose l’accable, et la culpabilité qui le ronge est de moins en moins discrète, de plus en plus tenace.
Elle s’enracine dans sa jeunesse, qu’il traque en parcourant la campagne : souvenir d’une escapade d’adolescent en compagnie de son ami Vito, d’une escalade de ces mêmes rochers qui a mal tourné et provoqué la chute de son compagnon, chute suffisamment grave pour lui faire perdre une jambe. Jusqu’à quel point le garçon qu’il était alors en est-il responsable ? Le pire est qu’ils ont récidivé, il a entraîné Vito dans une nouvelle fugue, en dépit de son état, et l’aventure s’est une nouvelle fois mal terminée. Tous deux partageaient sans doute la même envie de s’évader dans un autre monde, de jouer les conquérants, d’oublier la grisaille et le quotidien strict d’un pays qui bride les aspirations à rêver. Mais, les années ayant passé, qu’espère trouver le narrateur en revenant ici, quel accueil lui fera son ami mutilé à vie, peut-être par sa faute ? Pourra-t-il jamais solder ses comptes avec l’enfant qu’il a été jadis en ces mêmes lieux ?
Tel est le ressort de l’intrigue, mais il ne dit pas tout d’un roman dont le mécanisme fonctionne comme une spirale que le narrateur creuserait peu à peu, pris entre son passé et son présent. Celui auquel Thilo Krause n’a pas donné de nom cherche à savoir qui il est, et compte sur son retour au pays : ressassant les souvenirs jamais enfouis qui reprennent vie sur les chemins de son enfance, il confond l’espace et le temps dans une même quête, une même rêverie, dont la traduction de Marion Graf suit les méandres. Les mots, par leur seule puissance évocatrice, ont désormais tous les pouvoirs, y compris celui de faire surgir de l’absence la femme qu’il aime : « à force de la raconter, je l’ai fait survenir » : on ne saurait faire meilleur éloge de la littérature, et la poésie s’empare de ce jeu de correspondances entre la mémoire et le paysage, entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’éphémère et l’immuable. Un détail happé au passage, une couleur, un geste fugace, tous ces petits riens minutieusement captés font vivre le texte et réservent de belles surprises de lecture. Ainsi : « Je me souviens que la pluie m’enveloppait comme un manteau. J’avais l’impression que j’y disparaissais, que je devenais invisible dans le camouflage tremblotant des gouttes et du crépuscule ».
En lançant son narrateur sur les traces de sa propre histoire, Thilo Krause offre aussi une image de l’Allemagne fidèle aux événements qui s’y sont déroulés, mais sans faire de son livre un roman historique. Krause avait treize ans quand la RDA disparut, et c’est aussi l’âge qu’il prête au narrateur et à son ami Vito lorsque, préférant leurs échappées secrètes à l’ordre socialiste et aux chemises bleues des Pionniers, ils ont subi le traumatisme fatal qui laissa l’un estropié et l’autre aux prises avec ses remords. Des années après, et sans jamais s’être attardé sur les événements qui ont conduit à la réunification, le narrateur retrouve un pays dont les forêts abritent des camps de néonazis qui semblent convoquer les fantômes de ceux qui, jadis, ont dominé l’Allemagne, emprunté ces mêmes routes pour envahir la Tchécoslovaquie voisine. Tout ceci est avéré, comme la crue de l’Elbe qui rappelle à la fin du roman les nombreuses inondations qui ravagèrent le pays – et notamment celle de l’été 2002. Le temps historique est ainsi traité comme le ferait un peintre qui prépare son tableau avant d’en venir à son sujet, tandis que sur le pays s’étend toujours, comme une vague menace, l’ombre de la forteresse qui domine la Ville-qui-n’en-est-pas-une, « fier royaume dans les nuages », qui fait songer à celle de Königstein d’où le général Giraud s’évada en 1942.
Le roman de Thilo Krause ne pouvait trouver meilleur cadre que celui d’une frontière, d’une limite qui à la fois empêche et autorise le passage. Situation parfaite pour un narrateur qui erre entre les deux époques et les deux mondes qui cohabitent en lui quand la réalité a changé. Son désir de retrouver dans la pérennité du paysage un temps nécessairement disparu semble voué à l’échec, son ami tchèque a sans doute raison de l’avertir : « Dans le passé, il n’y a rien à faire […]. Tu peux y aller, tu y seras toujours en vacances. Tu peux repeindre un mur de l’histoire à neuf et le lendemain, démolir toute la pièce ». Mais le voyage n’aura pourtant pas été inutile, et le narrateur revient peut-être à plus de sagesse en découvrant dans les dernières pages du roman que « finalement, on n’avance pas, on sait les mêmes choses, mais on les sait mieux ».