Du rififi chez Scarlatti

555 est le nombre de sonates pour le clavecin composées par Domenico Scarlatti (1685-1757), le plus connu de sa nombreuse famille de musiciens. Or voici que, de nos jours, une partition est découverte dans la doublure en tissu d’un vénérable étui de violoncelle par l’ébéniste chargé de le restaurer. Et qu’elle pourrait bien être la 556e… À partir de là, Hélène Gestern élabore un roman que l’on peut qualifier de « policier », à ceci près que l’enquêteur est le lecteur.


Hélène Gestern, 555. Arléa, 453 p., 22 € 


Des plus novateurs, Scarlatti a grandement contribué à fonder les bases de la musique baroque pour clavier. Dans ce récit à cinq voix exprimant opinions, sentiments, dialogues, réflexions, jugements à propos de l’affaire, qui les passionne tous, l’ébéniste qui a extrait la partition de l’étui est un homme retiré, étranger à la vie, qui ne se remet pas du départ de son épouse, partie sans explication. Il est dominé par son ami luthier, artisan de génie, homme à femmes, instable et en proie au démon du jeu – comme Scarlatti. Un collectionneur fortuné et fin manœuvrier voudrait la partition mais cherche, en réalité, à se remotiver dans un univers qu’il perçoit comme vain depuis le décès de son épouse. Un musicologue spécialiste de Scarlatti prouve, s’il en était besoin, que la musique n’adoucit pas les mœurs ni ne calme l’ego. Une claveciniste âgée, aux doigts déformés par l’arthrose, s’inquiète, mais sa virtuosité éblouit toujours.

555, d'Hélène Gestern : du rififi chez Scarlatti

Portrait de Domenico Scarlatti par Domingo Antonio Velasco (1739)

Tous ces personnages se retrouvent dans l’amour de la musique qui les transcende. Une part d’eux-mêmes échappe à l’inévitable étroitesse du quotidien pour accéder à l’extase d’un moment musical intense. Un concert magistral fait même éprouver au mécène collectionneur arrogant le sentiment qu’il tient la main de sa femme défunte… Le personnage principal de ce roman est bien la musique, et le lecteur ne peut manquer de désirer connaître mieux Scarlatti, compositeur sans doute injustement minoré.

Reste, évidemment, une sixième voix, qui apparaît régulièrement, anonyme et vengeresse. Le lecteur comprend qu’une machination sophistiquée est à l’œuvre, menée par un esprit méthodique, calculateur et déterminé. Toutefois, cette passion, ô combien puissante mais triste, ne peut manquer de rendre le personnage du vengeur lui-même problématique, à mesure que le processus est engagé.

Hélène Gestern n’est pas dans l’irénisme musical ; elle ne cache pas la dureté des conservatoires ni la concurrence acharnée entre musiciens, d’autant que la musique dite classique séduit moins aujourd’hui. Cependant, et contrairement aux romans policiers dont les fins, souvent blafardes, résolvent certes les intrigues mais ramènent à un monde peu changé, la fin de 555 est des plus roboratives : chaque personnage retrouve un chemin nouveau. La claveciniste, à près de 77 ans et aux doigts noueux, par exemple, ose, pour interpréter Scarlatti, changer d’instrument en passant du clavecin au piano. Cet acte impensable, pour ne pas dire « sacrilège », conduit à… « L’exultation d’une première fois » et fait accéder à « une intelligence supplémentaire » de la musique de Scarlatti qui n’est pas sans évoquer Erik Satie ! Il est bien possible qu’Hélène Gestern se soit donné pour but d’écrire ce roman captivant moins pour nous raconter une histoire qui se lit d’une traite que pour nous inciter puissamment à écouter la sonate K. 466 ou la K. 213.

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