Institué en 1941, l’accouchement sous le secret que l’on appelle « accouchement sous X » produit, comme le rapporte Amandine Gay, d’importantes traces documentaires. La réalisatrice en fait la remarque dans Une poupée en chocolat, un livre qui oscille entre le témoignage et le militantisme.
Amandine Gay, Une poupée en chocolat. La Découverte, coll. « Cahiers libres », 368 p., 20 €
Au musée Flaubert et d’Histoire de la médecine, à Rouen, une salle est consacrée à l’histoire des enfants trouvés. Un tour d’abandon recréé voisine avec des médailles et des bouts de ruban. De grands registres témoignent de l’histoire institutionnelle de petits Normands passés par l’hôpital. Le lait artificiel n’existant pas, les nourrissons qui avaient le malheur de ne pas se retrouver confiés à une « nourrice à lait » décédaient très vite du fait d’une alimentation impropre. Ils restaient à jamais infantes, des êtres sans paroles. Or les archives qui les concernent sont éloquentes, allant des petits billets laissés avec eux au moment de leur abandon aux procès-verbaux divers et autres actes officiels qui marquent les étapes de leur courte vie.
Née en 1984 d’une mère qui avait reçu la garantie du secret de l’administration, et dont elle n’a rien su pendant les premières années de sa vie, Amandine Gay a été adoptée par un couple peu fortuné mais accueillant et ouvert. Elle n’a pas été une « poupée en chocolat » ou un accessoire de mode, comme autant d’enfants à travers les âges – songeons à « Zamor » (né vers 1762 et mort en 1820) qui, la Révolution venue, choisit le camp opposé à celui de la comtesse du Barry à laquelle il avait été « offert », comme, hélas, de nos jours encore, tel ou telle petit.e Africain.e ou Asiatique qui se retrouve parachuté.e dans la famille d’une star du cinéma ou de la musique.
Parlant en son nom propre, mais aussi par endroits pour toutes les personnes adoptées, Amandine Gay soulève dans son propos des questions vitales et elle le fait avec l’autorité de celle qui en parle de l’intérieur. Pour elle, écrire ou réaliser des films permet de faire sens de son expérience : « C’est en reprenant le contrôle de la narration que je m’émancipe du fardeau narratif, et que je crée l’espace nécessaire pour pouvoir dire des choses complexes avec amour et détermination. » Sa parole vaut pour elle mais elle offre aussi un espace d’expression pour d’autres. « Noire chez les Blancs et Blanche pour les Noires », de son propre aveu, elle réclame une appartenance à trois communautés différentes, celle de ses origines, celle de la famille dans laquelle elle a grandi, celle des adoptées.
Si Amandine Gay a appris sur le tard qui étaient ses parents et quelles étaient ses origines (une mère marocaine et un père martiniquais), elle va au-delà de son propre cas pour évoquer des questions de société. Prenons le cas des adoptions internationales. Le « droit à l’enfant » réclamé par certains contemporains s’inscrit parfois à l’opposé du droit des enfants eux-mêmes qui deviennent, ainsi que le relève l’écrivaine, l’objet d’échanges monétaires avalisés par différents gouvernements ou organismes caritatifs. Ainsi que le note Amandine Gay, dans la majorité des cas, couper un individu de son milieu naturel ne saurait être une bonne chose. Nous avons, de plus, tous en mémoire des cas d’enfants présentés comme orphelins alors qu’ils ne l’étaient pas et enlevés de leur milieu voire de leur pays d’origine (Sri Lanka, Mali, République dominicaine, Haïti…) par des organismes dont la bonne foi n’est pas toujours au-dessus de tout soupçon.
Au moyen d’une formule frappante, l’auteure suggère de voir le caractère utilitariste de l’adoption transnationale en soulignant que des consommateurs réclament des enfants dans certains pays et, par une « division internationale du travail reproductif », les acquièrent dans l’hémisphère Sud. Dans une autre expression qui fait mouche, Amandine Gay souligne que certaines formes d’adoption constituent « une fabrique institutionnelle de l’incompétence des mères pauvres, afin de pouvoir légitimer le transfert de leurs enfants vers les classes moyennes et supérieures du Nord global ». Elle rappelle qu’il ne s’agit pas, comme on le fait souvent, d’opposer droits des mères et des enfants. Elle plaide pour l’éducation des enfants au sein de leur groupe d’origine, insistant sur le fait que le concept de la famille nucléaire correspond à une réalité occidentale moderne qui est loin d’être partagée par d’autres cultures – ce dont témoigne par exemple la législation actuelle en Polynésie française. Présentée souvent comme la réponse à des traumas intimes (des adopté.e.s comme des adoptants), l’adoption est une question politique.
Une autre question à laquelle s’intéresse Amandine Gay est celle de familles dans lesquelles, par le fait de l’adoption, parents et enfants ne sont pas de la même couleur. Elle met en évidence la violence de questions en apparence innocentes adressées aux adopté.e.s dont on perçoit la différence : « Ils sont où tes vrais parents ? » Elle insiste sur l’importance pour l’enfant de rencontrer dans son entourage des gens qui lui ressemblent et d’avoir des modèles auxquels aspirer ou s’identifier. S’il y a une part de colère dans ce qui ressemble par moments à un réquisitoire, bien que formulé avec dignité et pudeur, il y a aussi une série de suggestions dont certaines sont pratiques et immédiatement réalisables. Amandine Gay revient à plusieurs reprises sur un exemple qui lui tient à cœur : il faut apprendre à des parents blancs comment se coiffe la chevelure de l’enfant noir.e qu’ils ont adopté.e.
Ce plaidoyer fait la part des choses entre ce qui peut être assumé par des adoptants de bonne volonté et ce qui revient à une politique d’envergure à confier à l’État ou qui devrait revenir tout au moins à des collectivités réglementées. L’adoption plénière, dans le système français, est fondée sur un « intérêt supérieur de l’enfant » qui efface des éléments pourtant essentiels de sa personne, créant une fiction. Cette fiction juridique, engendrée sans doute par une vision paternaliste, ôte une partie de l’héritage de l’adopté.e, par exemple en faisant disparaître son prénom d’origine. Au-delà du cas de l’adoption, mais pour des raisons analogues, Amandine Gay dit son opposition aux dons anonymes de gamètes qui rendent impossible l’accès aux antécédents médicaux et biographiques de l’être humain qui en résulte.
Se réclamant de théories afroféministes et décoloniales, Amandine Gay explique son choix de recourir, dans son texte, au féminin (par exemple pour les pronoms) plutôt qu’au masculin censé l’emporter en grammaire française. Si son livre est inclassable, c’est bien parce qu’il est efficace à plusieurs niveaux à la fois et qu’il offrira matière à réflexion à tou.te.s les lecteurs.lectrices de bonne volonté.