Frankissstein. Une histoire d’amour de Jeanette Winterson est paru en anglais en 2019, deux siècles après Frankenstein, œuvre majeure qui continue d’inspirer écrivains et cinéastes. La romancière anglaise invite le lecteur à s’interroger sur la place du corps, de l’esprit et de l’amour dans nos vies imaginées et réelles. Un roman drôle et profond à la fois.
Jeanette Winterson, Frankissstein. Une histoire d’amour. Trad. de l’anglais par Céline Leroy. Buchet-Chastel, 352 p., 22 €
Frankissstein (avec un i et trois s) est un roman à cheval sur le passé et l’avenir, narré en partie par Mary Shelley, qui raconte la genèse de Frankenstein, et en partie par Ry Shelley, un chirurgien transsexuel dans un avenir plausible. Frankenstein est né dans l’imagination de l’autrice en 1816, alors qu’elle séjournait en Suisse avec la fille de sa belle-mère, Claire Clairmont, son époux, le poète Percy Bysshe Shelley, et un autre poète, le sulfureux Lord Byron, accompagné de son médecin, John Polidori. Le mauvais temps plonge ce petit monde dans l’ennui ; pour se distraire, ils tentent d’imaginer des histoires fantastiques et c’est dans ce contexte que Mary Shelley invente le personnage de Victor Frankenstein, le scientifique révulsé par le monstre qu’il a créé.
Les scènes et les conversations fictives imaginées par Jeanette Winterson s’appuient sur des faits : Mary Shelley, bien qu’elle n’ait jamais connu sa mère, Mary Wollstonecraft (célèbre pour son texte Défense des droits de la femme publié en 1792), a reçu, grâce à son père, une éducation plus substantielle que la plupart des femmes de son époque. Il fallait bien cela pour pouvoir être entendue par un personnage aussi ombrageux que Byron, clairement misogyne sous la plume de Winterson. Mary a quitté sa famille pour suivre Shelley (déjà marié), avec tout ce que cela avait de compromettant pour elle, ce qui donne lieu dans Frankissstein à la description d’une passion intense pour Percy, corps et âme. Elle a perdu des enfants en bas âge, si bien que le fantasme de pouvoir donner la vie autrement ou redonner vie à un corps mort a pu lui traverser l’esprit, voire la hanter.
À l’autre extrémité du spectre temporel envisagé ici, le lecteur rencontre ce qui s’apparente à des avatars des personnages. Ry Shelley est une version moderne possible de Mary Shelley ; Victor Stein, scientifique charismatique au projet transhumaniste, est inspiré de Victor Frankenstein ; Ron Lord, patron d’une boîte de sexbots, de Lord Byron. Les arguments de Ron Lord pour justifier l’utilité de ses produits donnent à Jeanette Winterson l’occasion de s’en donner à cœur joie sur les stéréotypes masculins et féminins, dans une veine comique qui fait penser à Margaret Atwood dans C’est le cœur qui lâche en dernier (traduit par Michèle Albaret-Maatsch, Robert Laffont, 2017). Pour tenter de les dépasser, il y a Ry Shelley, transsexuel résolument androgyne, qui fascine Victor Stein par son choix de modifier son corps, son refus d’être défini par des données biologiques. Le rêve ultime serait pour Stein d’être débarrassé du corps biologique, source de jouissance mais aussi de souffrance (Ry Shelley n’y échappe pas, elle se fait agresser) et surtout de limitations frustrantes, si bien que le transhumanisme, avec l’aide de l’intelligence artificielle, lui semble la meilleure option pour l’avenir. Victor Stein l’explique à Ry Shelley dans une conversation philosophique qui n’a rien à envier à celles que Mary Shelley a pu avoir avec son mari, Byron et Polidori. Ces derniers échangeaient leurs points de vue sur le corps et l’esprit, avec des références à la Bible, à des poètes autant qu’à des scientifiques et des philosophes ; de même, il est question entre Shelley et Stein de la révolution industrielle, de Turing et de Hawking, d’ordinateurs et de cryopréservation. Écrivains et inventeurs ayant une égale importance dans l’exploration de la pensée humaine, Jeanette Winterson imagine même vers la fin du roman une rencontre entre Mary Shelley et Ada Lovelace, fille de Byron et pionnière de la machine à calculer.
Pour l’aimer, il faut accepter de se perdre dans ce roman fragmenté qui navigue entre le passé et le présent, l’Europe et l’Amérique, de perdre ses repères dans un bunker/laboratoire ou à l’asile de fous de Bedlam. Accepter que la réalité et la fiction, la science et l’art, le corps et l’esprit, la raison et l’irrationnel se croisent sans cesse, le monde n’étant pas binaire. Le sous-titre de Frankissstein (A Love Story, « une histoire d’amour ») peut surprendre car les relations amoureuses ne sont pas le thème dominant du roman. La clé réside dans le récent essai de Jeanette Winterson publié aux éditions Vintage, 12 Bytes : How Artificial Intelligence Will Change the Way We Live and Love. L’autrice y retrace l’histoire de l’intelligence artificielle, embrassant l’histoire des idées au sens large, scientifiques, philosophiques, politiques, spirituelles. Elle tente en fin d’ouvrage de dépasser l’opposition entre l’homme et la machine en s’éloignant de l’intelligence pour faire une plus grande place à l’amour. Dans cette vision optimiste du transhumanisme, l’intelligence artificielle viendrait prêter main-forte à l’être humain pour construire un monde moins violent et moins destructeur. Convaincu ou non, le lecteur aura vraisemblablement appris des choses dans cet essai enrichissant, à la réflexion nourrie de multiples lectures. On y retrouve Mary Shelley, Ada Lovelace et d’autres grandes femmes (parfois oubliées ou longtemps reléguées dans des rôles subalternes), mais aussi Jack Good, Max More et d’autres hommes passionnés par l’intelligence artificielle.
Frankissstein n’est pas un simple exercice de réécriture. C’est une tentative pour comprendre ce qui constitue le propre de l’être humain, à l’heure où la technologie peut se substituer à telle ou telle partie de celui-ci. Il est fascinant de voir l’évolution de la pensée de Jeanette Winterson ; Frankissstein laisse tant de questions en suspens que l’autrice est revenue sur le terrain avec 12 Bytes, un livre qui peut être vu comme une théorisation de l’hypothèse amorcée dans l’œuvre de fiction. L’un et l’autre abordent aussi en filigrane la question du langage et de la créativité : Winterson joue avec les mots, les références et les allusions, sa voix narrative est reconnaissable… il n’existe pas encore de machine qui écrive ainsi.