Enquête sur les enfants prostitués

Menée au début des années 1980, l’enquête de la journaliste britannique Gitta Sereny (1921-2012) auprès d’enfants prostitués en Allemagne de l’Ouest, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, qui a duré quasiment deux ans et concernait 161 enfants, a été publiée en anglais en 1984. Il aura donc fallu presque quarante ans pour que ce travail remarquable, Les enfants invisibles, soit accessible aux lecteurs français. Gitta Sereny montre qu’elle est une journaliste de tout premier plan.


Gitta Sereny, Les enfants invisibles. Trad. de l’anglais par Charlotte Eslund. Plein Jour, 400 p., 21 €


L’œuvre de Gitta Sereny est aujourd’hui largement reconnue. Ses travaux sur l’Allemagne nazie sont en effet incontournables. Après plusieurs semaines d’entretiens avec Franz Stangl, commandant du centre d’extermination de Treblinka, elle a publié en 1974 le premier grand livre-enquête sur la Shoah, Au fond des ténèbres (traduit en français l’année suivante). Elle a consacré à Albert Speer un ouvrage très documenté et a rassemblé, dans le monumental essai Dans l’ombre du Reich, soixante ans d’enquêtes journalistiques et d’expériences personnelles.

L’autre pan de son œuvre, tout aussi célèbre, est celui qu’elle consacre aux enfants meurtriers (Une si jolie petite fille ou encore La balade des enfants meurtriers). Tout au long de son existence, Gitta Sereny a conservé ces deux lignes de pensée et de recherche, celle de la violence du régime nazi et celle de la souffrance des enfants, les deux se croisant et se nouant tout particulièrement dans Dans l’ombre du Reich.

Ce n’est évidemment pas sans lien avec sa biographie. Alors qu’elle assiste, âgée d’à peine treize ans, au congrès de Nuremberg, elle est littéralement fascinée. Gitta Sereny rappelle dans une note ajoutée à une réédition anglaise des Enfants invisibles que ses engagements après la Seconde Guerre mondiale ont joué un rôle important dans son enquête sur la prostitution enfantine. Pendant l’Occupation à Paris, elle a travaillé auprès d’enfants abandonnés ou réfugiés, mais elle a aussi œuvré après la guerre pour l’UNRRA (ancêtre de l’UNHCR, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés) en s’occupant plus spécifiquement, mais pas seulement, d’enfants, notamment ceux qui vivaient dans des camps de personnes déplacées et qu’il fallait alors tant bien que mal faire rentrer chez eux.

Les enfants invisibles, de Gitta Sereny : enquête sur les enfants prostitués

Gitta Sereny était une journaliste hors du commun, qui a traversé le XXe siècle en s’impliquant dans la défense des plus vulnérables tout en tentant de cerner ce qui conduit certains individus à sombrer dans le mal. Elle écrit dans l’introduction de Dans l’ombre du Reich : « Ce qui m’a toujours motivée, comme de nombreux autres auteurs de ma génération – une génération qui a connu les deux dictatures les plus dévastatrices de l’histoire du monde –, est la recherche de ce qui entraîne si souvent et si aisément les êtres humains sur la voie de la violence et de l’amoralité. Or, pour moi, la réponse à cette question fondamentale se situe moins dans un registre théorique et intellectuel que sur un plan intime, humain. »

C’est ce travail exceptionnel que nous voulons saluer ici, à l’occasion de la traduction de l’essai consacré à la prostitution des enfants en Occident au début des années 1980, Les enfants invisibles. Le livre est ancien, mais malheureusement le sujet est toujours d’actualité, comme en témoignent les derniers rapports sur la prostitution enfantine en France, qui sont très alarmistes. La méthode adoptée, que Gitta Sereny expose dans une note, est d’une très grande rigueur, à l’image de l’ensemble de ses travaux. Sur les 161 enfants rencontrés, ayant pratiqué occasionnellement ou régulièrement la prostitution, la journaliste a parlé avec 69 d’entre eux plus longuement. Douze d’entre eux apparaissent de manière approfondie dans l’ouvrage. Gitta Sereny détaille les critères selon lesquels elle les a choisis. L’une des conditions était de pouvoir rencontrer leur famille, avec laquelle la plupart d’entre eux ne vivaient plus, ou alors seulement de manière intermittente. Ainsi, les conversations entre la journaliste et les enfants s’éclairent des rencontres avec les familles, du regard de Gitta Sereny sur des parents parfois tout autant brisés que leurs enfants, désemparés, incrédules ou dans le déni. Le livre montre que les familles touchées par la prostitution des enfants ne sont pas majoritairement les plus démunies ou marginalisées, comme certains s’y attendraient, mais que ce fléau touche tous les milieux. Le récit inclut également plusieurs entretiens avec des proxénètes.

La journaliste nous avertit : il ne s’agit ni d’une enquête sociologique, ni d’un rapport, ni de statistiques. C’est d’ailleurs l’invisibilité du sujet qui rend ce travail si ardu et qui fait de chaque rencontre un moment unique et fragile, toujours au bord de la rupture. Le regard que Gitta Sereny porte sur les individus, sans complaisance et jamais surplombant, est pénétrant. Elle réussit à toucher juste, par le mot choisi, par la question posée au bon moment. Les scrupules dont elle fait état ne peuvent que renforcer notre admiration pour son travail : « Je n’ai jamais cessé de douter de mon droit de creuser si profondément dans la personnalité de ces êtres fragiles et vulnérables, cela d’autant plus qu’ils ne sont nullement fermés à l’aide que peuvent leur apporter les adultes désireux de leur tendre la main, et par là si ouverts aux abus. Cependant, sans questions, il ne pouvait y avoir de réponses, ni de compréhension du phénomène. Et sans cadre, des dialogues tels que ceux-ci ne pouvaient qu’intensifier le chaos de leur esprit et de leurs émotions. »

Les enfants invisibles, de Gitta Sereny : enquête sur les enfants prostitués

Gitta Sereny © Gary Doak/Alamy

Dans un cadre toujours rigoureux, la journaliste parvient à gagner la confiance de ces enfants âgés de treize quatorze ans, parfois un peu plus. Elle nous fait entendre leurs voix, perdues, amères, douloureuses, nous fait voir les conditions épouvantables dans lesquelles certains d’entre eux se retrouvent, à la merci des proxénètes, prédateurs redoutables, et de clients qui souvent feignent d’ignorer qu’il s’agit d’enfants. La détresse de l’enfance abusée dont elle fait un tableau qui ne peut être qu’effroyable nous rappelle que nous, adultes, nous sommes tous responsables de l’enfance maltraitée, pour ne pas suffisamment la protéger. Gitta Sereny aborde ce que la plupart d’entre nous refusent de voir, notre incapacité à protéger l’enfance, cette phrase que lui lance la jeune Cassie témoignant de cet abandon évident : « Vous pensez que quelqu’un s’en soucie ! », apostrophe que la journaliste a entendue tant de fois dans la bouche de ces victimes : « Car ce sont de jeunes victimes : aucun enfant ne fait délibérément le choix de se prostituer. Ils n’aspirent qu’à être considérés comme des enfants, qu’à être aimés. Il leur tarde d’être des enfants. »

On retrouve au fil des trois parties de l’ouvrage, consacrées successivement aux États-Unis, à l’Allemagne et à la Grande-Bretagne, des constantes, dans les violences subies, bien évidemment, et dans l’envie que ces enfants ont manifestée, à un moment ou un autre, d’être plus entourés, plus aimés, d’être protégés. Les fugues qui bien souvent précèdent une entrée dans le monde de la prostitution, « La Vie » aux États-Unis, « La Scène » en Allemagne, « Le Jeu » en Grande-Bretagne – autant d’antiphrases pour désigner une descente aux enfers –, traduisent un conflit, un désaccord et surtout le sentiment profond d’être mal aimé. La journaliste met en avant les terribles mécanismes d’autodestruction qui s’enclenchent alors et se révèlent fatals. Ces enfants ont tous cherché l’amour de leurs parents, qui n’ont pas su ou pas pu répondre à cette demande.

La bienveillance dont fait preuve Gitta Sereny lors des entretiens est exigeante comme l’est l’amour véritable. Elle pousse ses interlocuteurs à aller au bout de leurs récits, au risque de souffrir une deuxième fois en racontant les sévices subis, en devenant les témoins d’une enfance sacrifiée. La plupart du temps, ils n’épargnent rien à la journaliste, l’obligeant à réagir, à prendre position. En travaillant à partir des enregistrements, elle note des intonations qui avaient pu lui échapper, un débit qui ralentit, une voix qui blanchit, autant de remarques dont elle ponctue son récit. Si cette lecture est évidemment éprouvante, elle n’en est pas moins nécessaire, nous rappelant combien nous devons exercer sans cesse notre vigilance en tant que parents, éducateurs, adultes tout simplement, et protéger l’enfance comme il se doit. C’est ce qu’exige de nous notre humanité, comme le rappelle Rousseau avec solennité dans Émile ou De l’éducation : « Hommes, soyez humains, c’est votre premier devoir ; soyez-le pour tous les états, pour tous les âges, pour tout ce qui n’est pas étranger à l’homme. Quelle sagesse y a-t-il pour vous hors de l’humanité ? Aimez l’enfance. » Et c’est ce que fait Gitta Sereny dans l’ensemble de son œuvre.

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