À partir de son nouveau roman, Le typographe de Whitechapel. Comment Y. H. Brenner réinventa l’hébreu moderne, Rosie Pinhas-Delpuech s’entretient avec Delphine Horvilleur, rabbin et directrice de la revue Tenou’a, et Stéphane Habib, écrivain et psychanalyste, autour de l’écriture et de la traduction, de celle de l’hébreu en particulier, une langue qui se réinvente en jouant du risque de l’erreur, du malentendu et du contresens.
Delphine Horvilleur : Vous dites que votre travail de traductrice est celui d’une « transporteuse de langues ». C’est une définition magnifique. Et aussi un tronc commun entre nous trois. L’interprétation, dans la pensée juive, dans la psychanalyse ou dans le travail de traduction, a toujours quelque chose à voir avec du transport de langues. De bien des manières, c’est comme cela que je pourrais définir mon travail. Donc ma première question est de savoir si vous avez envisagé de devenir rabbin ! Plus sérieusement, est-ce que vous percevez également la proximité de ces modes de pensée ?
« Transporteuse de langues »… Mon tout premier livre, Insomnia. Une traduction nocturne (Actes Sud, 1998), commence par une camionneuse qui n’a même pas son permis mais qui conduit sur une autoroute nocturne et qui transporte des langues et des mots. Je venais de traduire Yaakov Shabtai, qui était mort – c’était mon premier mort. J’ai pensé ces derniers temps à quelque chose que je n’ai pas formulé encore, donc je vais être très prudente, vous en ferez ce que vous voudrez : je me suis rendu compte que mes dix premières années de traduction se sont passées de manière concomitante avec une analyse. Je n’en parle pas parce que ça fait partie du domaine privé qui ne m’intéresse pas. Mais là où ça m’intéresse, c’est que traduction et analyse, ce double travail sur les mots, les deux choses se sont superposées. C’est-à-dire qu’à mesure que je traduisais, de l’hébreu, c’est cela qui compte, pas une autre langue – on me présente comme traductrice de l’anglais et du turc aussi, mais c’est l’hébreu qui m’a formée, la traduction de l’hébreu, l’attention à la lettre –, je parlais, je prenais conscience de la parole dans la formation profonde de ce qu’on est. Ça s’est mêlé de la manière la plus inconsciente qui soit. C’est pourquoi me trouver entre vous deux ce matin, entre l’hébreu et la psychanalyse, me fait très plaisir.
D. H. : Pourquoi l’hébreu est-il si particulier pour vous dans la traduction ? Finalement, on pourrait le prendre comme une langue comme les autres. Que voulez-vous dire par : traduire de l’hébreu plus particulièrement ?
C’est ce que, avec ce livre, j’essaie d’expliquer aux gens qui ne sont pas familiers de l’hébreu, le fait que ce soit une langue tellement économique, avec seulement des consonnes… il y a un grand danger de se tromper, tout le temps, tout le temps. En anglais ou en turc, on peut faire des faux-sens, bien sûr, mais en hébreu, c’est à chaque instant, que l’on soit hébraïsant ou non. C’est une langue obscure qui rend vigilant à chaque instant…
D. H. : … parce qu’on est toujours au bord du malentendu.
Stéphane Habib : Ça, c’est la psychanalyse qui dit que le malentendu est de structure. Vous dites que la langue est obscure et, dans le livre, il y a un petit passage… j’ai remarqué qu’il y a un monde de la langue de Rosie Pinhas-Delpuech où la traductrice est une « transporteuse de langues », et l’écrivain un « colporteur d’histoires ». Vous avez une langue qui fait un monde et vous dites à la toute fin du livre – et c’est là que quelque chose s’annonce –, vous dites que, en 1988, pour des raisons encore obscures (comme la langue que vous venez de qualifier d’obscure), vous vous êtes mise à traduire de l’hébreu, et je voulais vous demander si vous vouliez bien nous donner un scoop pour Tenou’a : quelles sont ces raisons que vous dites « aussi lumineuses que profondément obscures » ?
Lumineuses, c’est plus facile évidemment, parce que j’ai quitté Israël en 1984, la mort dans l’âme, vraiment. Je n’en avais aucune envie. Ce n’était pas prévu dans ma vie. Donc j’ai traversé un moment de très grand désarroi. Je reviens pour la deuxième fois en France, je récidive. Je parle de la répétition et de la récidive dans L’angoisse d’Abraham (Actes Sud, 2016) : quand on tue pour la deuxième fois. Ces persistances, ce retour : qu’est-ce que je fais maintenant ? Et il y a eu de manière absolument arbitraire, miraculeuse, un ami, Michel Eckhard Elial, qui m’a téléphoné, m’a proposé un texte d’Itzhak Orpaz, et moi qui ne voulais pas traduire parce que je craignais de ne pas écrire, j’ai commencé à traduire. Et la partie lumineuse a été ça, c’est-à-dire que j’ai trouvé dans mon retour presque forcé en France une colonne vertébrale. Quelque chose qui allait me structurer. Quelque chose qui allait ramasser la perte grave que j’avais subie. Et donc j’ai transporté la langue ici. La langue c’est tout. Voilà, ça, c’est la partie lumineuse.
La partie obscure, si je pouvais en parler, elle ne serait plus obscure. Elle est encore en chemin, mais elle m’a conduite à l’écriture. Je pense que l’obscurité est là parce que l’écriture est dans le tâtonnement, dans l’obscurité.
S. H. : Faites-vous une différence entre traduire et écrire ? Parce que, plus je vous lis, plus je lis vos traductions, plus c’est pour moi une écriture que la traduction, et plus je lis vos textes littéraires, ou vos textes d’écriture, plus je les vois imbriqués toujours dans la question de la langue en tant que passage justement et que « entre », c’est-à-dire que la question de « l’entre » qui, pour Delphine et moi, est un motif obsédant voire obsessionnel est le motif qui vous donne à écrire et traduire en même temps tout le temps. Avez-vous l’impression d’avoir deux activités différentes en écrivant et en traduisant ?
Non, non, pas du tout, c’est-à-dire que j’ai commencé à traduire avec tout ce que j’étais. Et ce que j’étais, c’était une prof de littérature française. Donc j’avais avec les livres une familiarité universitaire qui ne me convenait pas. Quand j’ai commencé à traduire, je me suis rendu compte qu’en fait je scrutais la forme. Il y a des gens qui traduisent en portant tout leur intérêt sur la traduction des histoires, disons qu’il faut de tout pour faire un monde. Mais quand j’ai commencé à traduire, je me suis aperçue que j’entrais absolument au cœur de la fabrique du livre, ce que j’adore. C’est ça qui m’intéresse. Traduire m’a mise au cœur de l’écriture. Ce que je ne savais pas avant de le faire. Ça a été une chose formidable. Donc je traduis à partir du projet d’écriture de quelqu’un. Je traduis une forme plus que je ne traduis une histoire. Et j’y suis extrêmement sensible, aux aguets, je ne fais pas exprès, mais je suis vraiment comme une fourmi avec des antennes sur le texte, en train d’aller au plus près du projet, c’est même gênant par moments.
D. H. : … parce que c’est une intimité extrêmement forte, presque comme de voir des gens tout nus.
Oui, je l’ai dit un jour à Yehoshua Kenaz : les traducteurs savent des écrivains ce que personne ne sait et ce que même l’écrivain ne sait pas.
S. H. : C’est une intimité même de corps. La langue est aussi la langue attachée au corps.
Absolument, et c’est pour ça que c’est très fatigant. On traduit tout entier dans un corps-à-corps. Or, pour moi, le temps passe. J’ai besoin de consacrer plus de temps à l’écriture. Je me dis que peut-être il faudrait ne plus traduire. Et je me rends compte que non : c’est impossible. C’est comme si je commençais par jouer Bach tous les jours pour pouvoir ensuite composer, moi, dans l’après-midi. Mais je ne peux pas me passer de… on n’écrit pas huit heures par jour pendant quarante ans, ça n’est pas possible. La traduction me permet de rester dans l’écriture du matin au soir.
S. H. : C’est une respiration, un souffle…
Oui. Oui, mais je le répète : traduire de l’hébreu. Pourtant, j’aurais adoré traduire Kafka ou Dostoïevski.
D. H. : C’est vrai que cette question de l’hébreu comme la langue du malentendu permanent est centrale. C’est la clé de l’exégèse rabbinique. Depuis le début de cette conversation, revient tout le temps le mot « entre », le fait d’être entre des mondes, entre l’auteur et le traducteur. Je suis fascinée par ce mot en hébreu, bina, qui est la sagesse ou l’intelligence. Mot difficile à traduire, construit sur la racine beyn. En fait l’intelligence, comme en français d’ailleurs, inter-legere, l’intelligence a quelque chose à voir avec un entre-deux, la possibilité de se mettre entre des univers. De ce point de vue-là, nos questionnements se rejoignent.
Et ils font chanceler d’ailleurs. C’est la boiterie, la clocherie, que j’aime chez Lacan. Et l’écriture, c’est complètement ça, tout le contraire de la maîtrise. L’hébreu m’a mise là-dedans. Ce que je pressentais déjà.
D. H. : Et vous parliez du deuil d’Israël. Ce moment du retour en France qui est le moment du deuil de votre séjour en Israël, qui vous amène à la traduction. Et ça ramène directement dans votre livre au rôle que joue l’hébreu : une façon, une sorte de régénération à un moment d’un peuple. Vous décrivez dans le livre une sortie d’obscurité pour le peuple juif qui passe par cette langue.
Le peuple juif… il y a neuf millions d’habitants en Israël et quelque chose comme six millions de Juifs ailleurs dans le monde, ils parlent et ils écrivent dans d’autres langues. Tout le monde n’utilise pas l’hébreu. Mais je crois qu’il y a quelque chose de vital qui s’est passé avec la renaissance de l’hébreu. J’en témoigne aussi avec ma propre expérience. Comment ce peuple n’avait pas de langue, vraiment, vraiment. Comment ce peuple n’avait pas de langue maternelle, de génération en génération. C’est ce que dit Edmond Jabès : « ma langue maternelle est une langue étrangère ».
C’était à la fois une richesse et une nécessité d’ancrer une culture – ce que Brenner pressent très fortement – dans une langue profane.
S. H. : Rappeler Jabès ici me semble politiquement très important. Vos textes sont extrêmement politiques tout le temps. Il n’y a pas là de hasard : la question de la langue est une question politique. Elle l’est en soi. On peut se souvenir de Barthes dans sa leçon inaugurale au Collège de France quand il dit que la langue n’est ni progressiste ni réactionnaire, elle est fasciste. Parce que le fascisme, ce n’est pas empêcher de dire, mais c’est obliger à dire. Et que ce qui déjoue le fascisme de la langue, c’est la littérature, à savoir un travail de la langue dans la langue. Or ce que vous faites avec le texte sur Brenner, c’est montrer comment l’hébreu est un travail de la langue dans la langue tout le temps. Je trouve ça extrêmement important, parce qu’en disant que cette langue maternelle n’est pas la langue maternelle, on désessentialise immédiatement le maternel de la langue, et en même temps on déterritorialise l’idée d’une terre qui soit un sol dans lequel on est ancré. Pas du tout, c’est toujours une langue impure, c’est-à-dire une langue où il y a plus d’une langue qui travaille dans la langue. Et on voit bien que ce qui arrive dans vos travaux, c’est que c’est la langue qui fait monde. Le monde ne préexiste pas à la langue, mais c’est la langue qui, en se mélangeant avec une langue, pour s’inventer comme langue, crée un monde, voire plus d’un monde. Et ce qui est très frappant quand vous racontez l’histoire de Brenner qui est toujours prise avec votre histoire d’ailleurs, c’est à quel point c’est ancré dans la question politique et sociale. Parce que Brenner crée une langue pour le lumpenprolétariat, langue qui va devenir l’hébreu moderne. Dans votre livre, vous dites « Brenner qui réinventa l’hébreu moderne » et j’aime beaucoup cette idée, qui dit que la langue ne commence pas avec l’invention de Brenner, donc il n’y a pas de commencement ou d’origine du langage, ce qui signifie aussi qu’il est un parmi d’autres à inventer l’hébreu moderne, et donc qu’il y a plus d’un hébreu moderne.
C’est vrai que j’écris en écoutant la radio, en écoutant les informations, en étant dans le bruit du monde. Ça me concerne beaucoup. Et en même temps, je sais le risque que je prends quand je dis que l’hébreu était nécessaire comme langue nationale, parce que de là au nationalisme et à l’obligation de parler une même langue – et le yiddish, que lui est-il arrivé ? – il n’y a qu’un pas. Et je suis très très consciente, tout le temps, de la dimension politique de la langue, de la traduction et de l’écriture. Je viens d’un milieu très cosmopolite, très multilingue, dans les années 1950 à Istanbul. Je trouve que jusqu’à aujourd’hui en Israël il y a ce multilinguisme, parce qu’il n’arrête pas d’y avoir des allers-retours. Et le chapitre qui commence le livre justement est écrit dans le brouhaha des langues que j’entends chaque fois que j’y vais, qui est même comique parfois. Une langue en évolution permanente avec des mots nouveaux et la nécessité d’y aller pour accorder son oreille. C’est Babel et c’est ça que j’aime. Une manière de détourner ou de contourner le danger du national, du formatage, dans la langue.
J’entends une maman qui dit à son fils : « Don’t cross the street », elle revient de New York, ou un papa qui parle allemand à son bébé. Ils partent, ils reviennent, ils ne savent plus quelle langue parler, ils ont la nostalgie de la langue perdue de leurs parents, nostalgie aussi de l’étranger, d’un apport du dehors. L’appel du dehors est très fort en Israël.
D. H. : J’ai beaucoup réfléchi, et vous savez combien je me relie à votre histoire, les allers-retours avec Israël, et, d’une certaine manière, mon deuil de ma vie en Israël ne s’est jamais fait complètement, et donc j’ai beaucoup réfléchi au lien entre le moment où vous parlez de la mame-loshn, qui est le yiddish, et l’hébreu qui va devenir non pas la langue de la mère, mais une langue d’aspiration, c’est le terme que vous utilisez. Il y a la langue du passé qu’on traîne avec soi et puis, tout à coup, il y a la langue d’un projet, la langue d’aspiration qui est l’hébreu. Et j’ai beaucoup pensé, en transposant mon histoire personnelle, que, quand mon fils est né, à un moment donné il était très important pour moi qu’il se sente lié à Israël qui est une partie de ma vie. Et j’ai commencé à lui parler hébreu et, très vite, il y a quelque chose qui sonnait faux, parce que ce n’était pas la mame-loshn que je pouvais lui parler, je devais lui parler en français. Et en même temps, il vit maintenant en Israël, et j’ai le sentiment qu’il a suivi le même chemin que moi, que l’hébreu est devenu pour lui la langue d’aspiration. Je trouve extrêmement intéressant ce tiraillement de l’expérience juive entre les mame-loshn, qui ne sont pas que du yiddish, et l’hébreu, qui aurait pu être une langue du passé très ancien, d’une sorte de préhistoire, mais qui est devenu pour beaucoup d’entre nous une langue du futur. C’est cette espèce d’inversion du temps que je trouve fascinante et qui me fait penser. En hébreu biblique, il y a une règle grammaticale improbable, qui est celle du vav conversif : quand on met un vav ו devant un verbe au passé, il devient un futur. Le vav, c’est le lien en hébreu, c’est la lettre de la conjonction de coordination « et », quand on raccroche un « et » à un verbe en hébreu, le passé devient le futur, le futur devient le passé et j’ai l’impression que, d’une certaine manière, l’histoire de l’hébreu est comme une histoire de vav conversif, c’est-à-dire qu’une langue qui aurait pu être celle du passé ancestral est devenue la langue du futur permanent.
Nous sommes là dans des correspondances extraordinaires. C’est pourquoi, quand je vous lis, ça me touche très directement. Aussi, il m’est arrivé la même chose avec mon unique enfant, ma fille, que j’ai emmenée en Israël à l’âge de trois mois. Je voulais qu’elle sache l’hébreu, qu’elle soit, durant ses trois premières années freudiennes, marquée par l’hébreu. Et en effet, nous sommes revenus en France quand elle avait trois ans : je me dis que c’est en elle, quoi qu’elle en fasse. Je ne sais pas ce qu’il en sera. Mais ce que vous dites du vav conversif est formidable parce que c’est tout à fait ce que fait Brenner. Je l’appelle aussi « le passage d’Abraham ». Ivrit-laavor, qui n’est pas seulement le passé, mais qui est le passé vers le futur, le passer de l’autre côté. Et il y a tout le temps ce mouvement que je sens dans l’hébreu que je traduis, qui est aussi extrêmement inventif, audacieux en littérature. Les auteurs n’arrêtent pas d’inventer parce que ça n’existe pas. C’est une autre manière d’inventer que celle d’un jeune auteur américain ou français. La langue est en train de se faire sous leur plume, elle est une espèce de moteur.
S. H. : Parfois, vous parlez du manque, il y a du manque dans l’hébreu, dites-vous, et je trouve que ce manque se renverse en excès. Ce n’est pas qu’on invente à partir du manque, c’est que ça excède largement les possibles de ce qui existe. La réalité est excédée par la langue qui invente et qui, en s’inventant, invente la réalité, qui invente la réalité politique du pays, par exemple, en s’inventant. Cette imbrication de la langue et du politique est permanente. Je vois bien comment on peut tout penser à partir du manque, mais je trouve beaucoup plus intéressant de le penser comme excès : ça excède plutôt que ça manque. Par exemple, lorsque vous dites que Brenner invente l’hébreu en ramassant des bouts de réalité, en ramassant des cailloux, etc. On pourrait penser que c’est du manque de devoir ramasser des cailloux pour faire une langue, mais lui excède toute possibilité du manque en faisant d’un bricolage de cailloux une langue. Il y a une sorte de prolifération créative de la langue en hébreu qui est justement cet excès sur le possible. Tous les possibles sont excédés par la langue. On voit bien que les possibles ne sont presque rien quand Brenner est dans le ghetto londonien – parce que c’était vraiment un ghetto, d’ailleurs Jack London l’appelait lui-même « ghetto » –, on pourrait penser que le ghetto c’est un manque, et il en fait un excès d’une richesse folle. Il invente une langue, pour pouvoir survivre d’ailleurs. La langue est le lieu qu’on habite comme lieu de survie, d’où la question politique.
Bien sûr, mais en même temps, il y a toujours ce questionnement de Scholem : dans l’excès, il y a un danger pour la langue.
S. H. : Oui, c’est la grande lettre de Scholem à Rosenzweig…
Moi j’ai beaucoup de mal avec ça. Je fais plus confiance à l’aspect profane de la langue, à la matérialité de la langue qui fait ce qu’elle veut, qui est rebelle.
D. H. : C’est une langue-monde archaïque et rebelle. Le mélange dans l’hébreu de l’archaïque et du rebelle est unique.
Et il est biblique, dès le début.
S. H. : Il y a un passage extraordinaire dans le livre, cette fiction magnifique de la rencontre entre Brenner et Freud. Évidemment, je me suis demandé si votre thèse secrète, votre rêve ou le fantasme – au sens où Roland Barthes dit qu’on enseigne toujours à partir d’un fantasme, sinon on n’enseignerait pas et c’est très beau parce que c’est la rencontre entre la scientificité de l’enseignement et le fantasme qui est le moteur du désir d’enseignement – qui vous fait écrire, ne serait pas que l’inconscient et l’hébreu soient la même chose, d’où la rencontre entre Brenner et Freud.
C’est peut-être la littéralité de l’hébreu qui renvoie à la littéralité de l’inconscient. D’abord, je dois ce texte à votre revue, parce qu’il m’avait été demandé pour un numéro précédent par Antoine Strobel-Dahan, votre rédacteur en chef, et j’étais alors tellement plongée dans Brenner, ce que je raconte, que j’ai imaginé la rencontre. Je les ai fait parler yiddish, pas hébreu. Et Brenner console Freud – tout ça dans la fiction, bien évidemment – qui dit : « je ne peux même pas le lire ». Ça, je l’avais lu dans la correspondance avec Max Eitingon, à qui il confie : « je n’arrive plus à lire l’hébreu ». Et je me suis dit : mais il n’arrive plus à lire l’hébreu parce que son père a écrit en écriture cursive et que ce n’est pas la même écriture. J’ai donc imaginé tout ça.
Est-ce que c’est la langue de l’inconscient universel…
S. H. : … je ne crois pas qu’il y ait une langue de l’inconscient universel, nous deviendrions un peu jungiens dans ce cas-là et j’ai du mal. En revanche, quand vous avez dit que votre désir de traduire l’hébreu est venu concomitamment à la psychanalyse, il y a là quelque chose, peut-être, dans l’inventivité à laquelle oblige l’inconscient, malgré nous, où se rencontrent votre désir de traduction de l’hébreu et quelque chose qui fait que vous finissez par imaginer la rencontre entre l’inventeur de l’hébreu et l’inventeur de la psychanalyse. Ce n’est pas fortuit ?
Peut-être. J’ai pensé que tous les deux étaient en train d’inventer une langue qui était pourtant déjà là : l’un avec la découverte de l’inconscient, l’autre avec l’hébreu moderne. Il y a la même obscurité à laquelle ça renvoie : la traduction de l’hébreu et la traduction de l’inconscient sur le divan, les mots sont aussi obscurs, glissants, équivoques, et d’un coup on s’entend dire des choses. Ça renvoie à ce même côté incertain qu’il y a chez Kafka, chez Beckett, chez Nathalie Sarraute, chez ces gens sous le regard desquels j’essaye d’écrire, de manière glissante.
D. H. : À la fin du livre, vous remerciez des gens, et on a l’impression qu’il y a un élément de pèlerinage, de voyage. Est-ce un livre qui vous a fait traverser le monde ? On vous imagine à chaque page en train de mener votre enquête avec votre bâton de pèlerin.
C’était un peu ça, mais je suis allée sur les pas de Brenner, et en même temps j’ai dit que je voulais être enterrée sous le nom poelet tsion, ouvrière de Sion, c’est-à-dire que je me suis vraiment découverte fille de la deuxième alya. J’ai vécu dans le désert, j’ai enseigné à Beer Sheva, j’ai habité dans le Neguev, tout près du Sde Boker de Ben Gourion. Et d’un coup j’ai découvert cet autre aspect au cours d’un bref voyage en Basse Galilée, du pré-sionisme en quelque sorte, évidemment très dur, très impossible, très idéal. Un projet de société absolument incroyable, dans le dénuement le plus grand. C’est cela que j’ai vu aussi.
Les sionistes de la deuxième alya, venant de Russie en particulier, m’ont littéralement transportée, je me suis beaucoup identifiée à eux, je suis allée sur leurs pas. Comme une espèce de nostalgie de l’avenir, du goût de quelque chose à venir.
Propos recueillis par Stéphane Habib et Delphine Horvilleur (revue Tenou’a) et mis en scène par Stéphane Habib et Antoine Strobel-Dahan. Cet entretien a été publié initialement dans la revue Tenou’a, en décembre 2021.