Les taux de survie, un bon calcul ?

L’écriture de l’histoire, on le sait, est en constant renouvellement : nouvelles sources, nouvelles approches, nouveaux questionnements et, last but not least, nouvel air du temps, en sont la raison. Sans doute la révision de l’histoire est-elle périodiquement nécessaire, mais il convient de la resituer dans le contexte de son élaboration. Ce qui apparemment a échappé à Jacques Semelin dans son essai Une énigme française. Pourquoi les trois quarts des Juifs en France n’ont pas été déportés. Entre autres manquements qui prêtent à confusion.


Jacques Semelin, avec Laurent Larcher, Une énigme française. Pourquoi les trois quarts des Juifs en France n’ont pas été déportés. Albin Michel, 224 p., 19 €


Selon Jacques Semelin, spécialiste des violences extrêmes et des génocides à qui l’on doit notamment un travail sur les « Justes » en France et en Europe, cet essai répondrait à une question que les historiens de la période ne se seraient jamais posée. Un vide dans l’historiographie. Davantage intéressés par la persécution et la déportation des Juifs, ils en auraient oublié que les trois quarts des Juifs de France n’avaient pas été déportés. Comment expliquer ce fort pourcentage de survie ? Il s’agirait là d’une « énigme ».

Une énigme française de Jacques Semelin : les taux de survie, un bon calcul ?

Femmes portant l’étoile jaune à Paris (juin 1942) © Bundesarchiv, Bild 183-N0619-506 / CC-BY-SA 3.0

Soumis à ce que Semelin appelle « la doxa paxtonienne », les historiens français auraient avalisé la thèse d’une France antisémite défendue par l’historien américain Robert Paxton, auteur avec Michael Marrus de Vichy et les Juifs (1982), après avoir publié La France de Vichy. 1940-1944 (1972). Faux, découvre Semelin, car c’est à la conduite des Français, pas si antisémites que ça, que les trois quarts des Juifs durent leur survie en France. Les réseaux de solidarité et les actes individuels courageux étant manifestement insuffisants pour expliquer le taux de survie, il en conclut que les Français dans leur ensemble ainsi que leur Église (« Notre dette à l’égard de l’Église catholique est immense », fait-il dire à l’un de ses interlocuteurs, parole qui devient l’intitulé d’un chapitre) se sont bien conduits.

Pourquoi ? Parce qu’ils n’ont pas dénoncé, en tout cas pas autant qu’on l’avait dit ou cru. C’est ce comportement – somme toute normal – que loue l’auteur, et la France avec. Pour mieux le mettre en valeur, il compare avec les taux de survie moins élevés sans nul doute des autres pays occupés, comme la Pologne, bien sûr, mais aussi la Belgique et les Pays-Bas. Il n’a malheureusement pas eu l’idée d’aller jusqu’en Bulgarie, pays non occupé mais allié du IIIe Reich où l’action conjuguée d’une pétition d’un parlementaire, des protestations de l’Église orthodoxe, de cheminots qui refusèrent d’acheminer le premier train de déportation en partance de Sofia, eut raison des efforts des nazis pour mener à bien leur mission en Bulgarie (intérieure). On verra à ce sujet le récent ouvrage de Nadège Ragaru. On ne trouvera d’ailleurs pas un mot dans Une énigme française sur le rôle de la SNCF – et donc des cheminots français – qui achemina les trains de déportation vers l’Allemagne, pour ne rien dire de celui de la police, au sein de laquelle seuls sont mentionnés les policiers qui avaient prévenu des rafles.

Semelin se réfère à Simone Veil, qui l’aurait sollicité pour résoudre cette « énigme », et s’appuie sur Serge Klarsfeld qui énonça le pourcentage de 75 % de Juifs – dont 90 % de Juifs français – qui ont échappé à la déportation. Des chiffres qui reviennent en boucle tout au long des 220 pages constituant l’ouvrage. Simone Veil et Serge Klarsfeld sont des autorités, pas tant dans le champ académique que dans le champ politique ou médiatique, mais surtout tous deux ont pour légitimité celle que leur confère le statut de témoin et de survivant. Fort de ces deux références, l’auteur peut donc mener la croisade contre « la doxa paxtonienne », ou encore, à la suite de l’ouvrage de Pierre Laborie intitulé (méchamment) Le chagrin et le venin (reparu en « Folio Histoire », 2014), contre le documentaire filmique de Marcel Ophüls, Le chagrin et la pitié (1969).

Une énigme française de Jacques Semelin : les taux de survie, un bon calcul ?

Convoquant d’autres « grands » noms, comme Robert Badinter ou Pierre Nora, deux survivants de familles aisées de Juifs français, qui apportent de l’eau à son moulin, Semelin donne le sentiment de débarquer en ignorant sur la France occupée, certain de tenir un vrai sujet, un tabou auquel les historiens n’auraient pas osé toucher ; et il le fait avec, il faut bien le dire, un sentiment d’autosatisfaction qui finit par irriter. Il découvre par exemple que les soldats allemands n’étaient pas chargés d’arrêter dans la rue les Juifs qui s’y promenaient avec l’étoile… Robert Paxton, qui l’aurait snobé lors d’une rencontre à New York où il était allé le « défier » (voir le chapitre « Défier le maître »), est remis à sa place comme il y a cinquante ans lors de la sortie de son premier livre, La France de Vichy. On se souvient qu’alors un jeune politologue professant entre Sciences Po et Le Figaro, Alain-Gérard Slama, avait bondi au secours ou au service de ses maîtres soumis à la doxa « rémondienne » selon laquelle la  France aurait été immunisée contre le fascisme, pour lui décocher ce que Thomas Wieder appellerait plus tard une « flèche plus qu’assassine [1] » : de quoi se mêlait donc cet Américain qui leur faisait la leçon et leur ouvrait les yeux ?

Las, l’Américain avait raison. La preuve se trouvait dans des archives allemandes que les historiens français n’avaient pas eu la curiosité de consulter, tandis que les archives françaises de la période étaient inaccessibles et qu’ils s’en accommodaient. Que Paxton ait écrit dans le contexte d’une représentation encore dominante dans l’historiographie savante autant que dans le discours public d’un gouvernement de Vichy « bouclier » contre l’occupant échappe à Semelin, qui lui reproche essentiellement d’avoir vu la France « par le haut », celui de ses institutions, alors que lui, Semelin, verrait la France par le bas, celui du peuple qui tant aida les Juifs. Certes, Semelin ne nie pas le rôle de Vichy, mais il s’insurge en bonne compagnie, celle de l’ancien garde des Sceaux Robert Badinter, lorsqu’on confond Vichy avec la France. Ainsi du président de la République Jacques Chirac, dans sa déclaration du 16 juillet 1995 commémorant la rafle du Vél’ d’Hiv’ ! Sur le silence de François Mitterrand à ce propos, en revanche, Semelin ne s’interroge pas. Il extorquera des regrets à Christine Albanel, conseillère d’État rédactrice de cette déclaration qui serait « passée sous les radars de l’Élysée ». Ciblant le film de Marcel Ophüls (dont Simone Veil, alors membre du conseil d’administration de l’ORTF, avait interdit la projection à la télévision), il refuse de voir combien, dans le contexte d’alors, Le chagrin et la pitié révélait les non-dits de l’époque, ce qui expliqua son succès et commença à secouer les consciences. On ne peut que s’interroger sur le regain de ferveur patriotique que trahit, tant d’années après, la critique de ce documentaire…

Le livre de Jacques Semelin se situe dans la lignée d’autres ouvrages pseudo-démystificateurs aux titres choc. Notamment les essais de François Azouvi qui, avec Le mythe du grand silence. Auschwitz, les Français, la mémoire (Gallimard, 2015), prolongé par Français, on ne vous a rien caché. La Résistance, Vichy, notre mémoire, excelle dans le genre. Quoi qu’il en soit, ils ne résistent pas à l’avancée de l’historiographie sur le sujet et, faisant diversion en retournant étrangement la question, ils courent le risque de servir en définitive une cause dont ils prétendent se distancier. Espérons que ce ne sera pas le cas.


  1. Thomas Wieder, « La France de Vichy », Le Monde, 8 août 2008.
Lire aussi l’entretien donné par Jenny Plocki à En attendant Nadeau, et le compte-rendu du nouveau livre de Laurent Joly, La falsification de l’histoire.

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