Vuillard, au-delà de l’histoire

Une sortie honorable, le nouveau livre d’Éric Vuillard consacré à l’Indochine française, se lit avec ses autres récits. C’est d’une relation cohérente de ses livres les uns avec les autres qu’émerge une manière singulière, décalée et obstinée de raconter l’histoire et de penser un geste littéraire et moral assurément fort.


Éric Vuillard, Une sortie honorable. Actes Sud, 208 p., 18,50 €


Il ne faut pas lire le dernier récit d’Éric Vuillard seul. C’est-à-dire que, pour en éprouver la qualité, il faut le relier aux livres qui le précèdent, l’inscrire dans un projet qui en excède la ponctualité. Ce serait une erreur que de l’aborder comme le strict récit d’un fait historique, comme la mise en lumière d’une part refoulée de notre histoire. Cantonner Une sortie honorable à sa pure dimension documentaire et à la lecture qui en découle reviendrait à réduire un projet esthétique passionnant à une simple reproduction ou recomposition de la matière historique. Et, surtout, à faire le contresens d’une lecture factuelle d’une œuvre qui ne fait, avec une certaine discrétion, que l’excéder, la transformer, la rejouer sans fin pour ordonner un discours beaucoup plus ample.

Une sortie honorable : Éric Vuillard, au-delà de l'histoire

Éric Vuillard (décembre 2021) © Jean-Luc Bertini

D’évidence, Une sortie honorable élabore un récit de l’histoire, la met en scène en quelque sorte. Vuillard y raconte, comme dans nombre de ses livres précédents, un événement, et tisse, à partir de celui-ci, une trame narrative qui l’enclot, le définit, le réincarne. Après la guerre de 14 dans La bataille d’Occident et le découpage des colonies africaines dans Congo (Actes Sud, 2012), l’extermination des Indiens d’Amérique dans Tristesse de la terre (2014), la prise de la Bastille dans 14 juillet (2016), l’instauration insidieuse des institutions nazies dans L’ordre du jour (2017) ou encore la révolte des paysans menée par Thomas Müntzer au début du XVIe siècle dans La guerre des pauvres (dont Alban Bensa avait rendu compte avec originalité en 2019), l’écrivain se plonge dans le conflit colonial indochinois et la défaite de Diên Biên Phu au printemps 1954. Une fois encore, il écrit dans un pli de l’histoire. Mais une histoire considérée à la fois comme une forme d’épopée collective et comme un espace de non-dits, de secrets. C’est que Vuillard, bien souvent, raconte une histoire quasi taboue, qu’il va chercher des événements qui ne cadrent pas avec nos désirs, qu’il exhibe des instants qui dérangent.

Vuillard raconte l’une des plus grandes défaites militaires françaises, les troupes piégées dans la cuvette de Diên Biên Phu, l’effondrement d’une stratégie, le chaos, l’effroi des soldats qui réalisent, en voyant l’armée vietnamienne déferler, que « c’est un immense fantôme qui se rue sur eux », la stupeur de leur chef, Navarre, « battu par des hommes qu’il méprisait au fond, des paysans annamites ». La deuxième partie du livre saisit ainsi l’événement et ce qui l’entoure – préparatifs et conséquences –, le met en scène sous les yeux du lecteur comme pour le révéler, le remettre au centre. Elle constitue la première stase d’une écriture de l’histoire, son exposition en quelque sorte. Mais, finalement, ce n’est pas ce qui compte le plus. Car l’œuvre de Vuillard n’est pas de nature documentaire, elle s’intéresse à ce qui se déroule à côté d’un événement qui aveugle. C’est le détour qui passionne l’écrivain ; ce qui le nourrit de manière souterraine, le déporte.

C’est ainsi que toute la première partie du livre se centre autour des débats parlementaires de septembre 1950 qui voient s’affronter des députés – de Paris, de Constantine, de gauche et de droite… – sur la politique de la France en Indochine, la stratégie de l’État face aux mouvements indépendantistes et les moyens à allouer aux forces de sécurité. Mis en scène avec une grande virtuosité et une méticulosité frappante, ces échanges constituent pour l’écrivain le moyen de proposer une galerie de portraits extrêmement savoureux, drôles et tragiques à la fois, explorant les biographies des orateurs, leurs parcours, décomposant avec ironie leurs discours et leurs positions. C’est dans cet avant, dans ce qui anticipe l’événement, que se loge, comme à rebours, le débat du livre sur la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes et sur la violence de l’État après la Seconde Guerre mondiale.

Une sortie honorable : Éric Vuillard, au-delà de l'histoire

Evacuation de l’ambassade des Etats-Unis à Saïgon (1975) © CC/Randy Smith

Au centre de cette partie, Vuillard met en scène le grand discours de Pierre Mendès France qui ouvre la porte à l’indépendance du Vietnam et offre un modèle de lucidité apaisée. Un discours « qui fait entrer quelque chose de plus grand » dans le débat, offre une ouverture, affronte l’inéluctabilité de l’histoire en marche. Décrivant l’homme politique, ce visage que l’on connaît si bien, cette sorte de lucidité posée, Vuillard rappelle que « lorsque quelqu’un dit la vérité, c’est-à-dire tâtonne dans l’obscur, cela se sent » et fait de cette figure le contrepoint de tout le récit. Cette écriture, qui déploie à partir de discours officiels une sorte de cartographie morale et politique de la société française de l’immédiat après-guerre, relève d’une esthétique digressive qui procède d’un jeu de proportions, de focales, qui circonscrivent l’histoire et la reconfigurent en permanence à l’échelle des individus. C’est ce que l’écrivain parvenait à faire avec un immense talent dans 14 juillet en poussant ce procédé à l’extrême. Car l’histoire, pour Vuillard, n’est pas un ensemble uni mais une agrégation, un entrelacement de niveaux de discours et d’échelles qui, dans leur combinaison, permettent de réimaginer un discours littéraire possible à partir du fait historique.

Vuillard ne s’intéresse finalement qu’à cette circulation. Il s’en joue, souvent avec une espèce de goguenardise virulente ou des attendrissements touchants, pour nous rappeler, par ce jeu de proportions, que l’histoire n’est pas une ligne ou un plan, mais un volume. Et que c’est dans cet espace que se situe l’écriture littéraire de l’histoire, ce qu’elle rend possible de courts-circuits ou d’audaces, par la digression, le débordement, l’interpénétration du collectif et de l’intime, de grands faits et d’anecdotes, pour nourrir un récit qui, contrairement aux apparences, n’est jamais fixe ou figé. Ce choix plastique qu’il maîtrise de plus en plus permet à l’écrivain de dire autre chose que l’événement, de le dépasser, de le remodeler à une autre échelle, de le transformer, sous les dehors de la reconstitution précise et parfois vétilleuse, en autre chose que lui-même.

L’écrivain s’affranchit ainsi des règles ou des moyens de sa matière même. C’est pourquoi, pour le dire simplement, il ne faut assurément pas lire Vuillard avec les lunettes de l’historien. C’est-à-dire à l’aune du savoir. On n’y verrait, presque imparablement, que des manques ou, pire, des facilités. Car, si l’écrivain met en lumière des parts ou des événements de notre histoire, les auscultant dans le détail et en proposant une forme narrative adaptée, il ne concurrence pas la science historique. Ce serait vain, évidemment, et ne créerait aucune forme de littérature. Ainsi, ce que défend Éric Vuillard de livre en livre, avec une cohérence et un entêtement très sûrs, c’est une approche de l’histoire beaucoup plus décalée et originale qu’il n’y paraît. Il écrit ainsi, comme bien souvent au détour, dans La bataille d’Occident, alors qu’il décrit l’assassinat de l’archiduc d’Autriche : « Et puis il y a l’avenir qui vient troubler notre vue : aggraver les couleurs, opprimer quelques formes, tel une autre mémoire pour un autre temps mais qui se superpose à ce que l’on voit. »

Une sortie honorable : Éric Vuillard, au-delà de l'histoire

Soldats français pendant la bataille de Dien Bien Phu (4 avril 1954) © CC/AP

Une fois encore, l’écrivain procède par décalage, par une subordination du fait aux possibles du récit littéraire. Cette esthétique de l’anachronisme qui s’ajoute à sa méthode digressive réordonne complètement la lecture de ses livres. Et Une sortie honorable n’échappe pas, heureusement, à cette lecture débordée de l’histoire, à une manière d’y lire autre chose que ce que l’on y décrit précisément, d’excéder la relation historique pour la transformer en mémoire. Outre que cela réorganise nos rapports intimes et collectifs à notre histoire – et ici à ses zones d’ombre, ses tabous, ses secrets, ses non-dits, ses refoulements –, on y découvre une très grande liberté. L’histoire s’y conçoit comme une permanente juxtaposition ou circulation de faits, de discours, de jugements, place à égalité l’idée et la recréation poétique, abolit la hiérarchie entre les faits et la vérité, pour en proposer une lecture propre, unique.

C’est que Vuillard est davantage moraliste qu’historien. La permanente décomposition et recomposition de l’histoire qu’ordonnent ses récits, leur capacité à se nourrir d’autre chose, organisent un discours qui dépasse les enjeux descriptifs et factuels, pour promouvoir une lecture transversale des événements mis en scène par l’écrivain. L’œuvre de Vuillard peut dès lors se lire, non comme une succession de récits de faits précis et de reconstitutions virtuoses et discutables, mais comme un tissu continu qui, de livre en livre, répète une lecture morale souterraine de l’histoire occidentale. Qu’il décrive les tractations diplomatiques qui découpent l’Afrique ou la prise de la Bastille, Buffalo Bill et son cirque ou les dessous de la bataille de Diên Biên Phu, Éric Vuillard raconte l’histoire d’une domination permanente et invisible de l’argent, de ses intérêts, il en dénonce en creux les remugles nauséabonds comme les mécaniques irresponsables.

Vuillard propose ainsi une écriture panoptique de l’histoire, des récits qui tournent autour d’un même axe, se décalant en permanence, pour en extraire une véritable morale, y imaginer une responsabilité rétrospective et anachronique somme toute assez bouleversante, qui fait s’équivoquer des événements disparates, imaginant une forme d’incongruité dans la matière même de notre histoire. Comme le dernier chapitre de Tristesse de la terre, le prologue et l’épilogue du livre, décrivant l’inspection d’une plantation de caoutchouc indochinoise dans les années 1920 et l’évacuation de l’ambassade états-unienne à Saïgon en 1975, peuvent être lus comme des digressions poétiques qui rompent la continuité du temps et des contrepoints moraux qui dissonent. Si on lit ses livres ainsi, ils gagnent quelque chose d’assurément plus fort que leur simple ponctualité singulière qui, finalement, compte peut-être nettement moins. On découvre un projet littéraire cohérent, vif, assumé, militant. On y reconnaît une capacité à faire de notre histoire autre chose qu’une succession de scènes – plus ou moins mythiques –, en en ordonnant bien plutôt une vision profondément libre et poétique.

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