La vie avec les autres

Dans son essai L’immunité, la vie, l’immunologiste Marc Daëron propose une nouvelle exploration de sa discipline. Exposant l’histoire de l’immunité mais aussi ses ressorts et ses modèles fondamentaux, il n’évite pas les épineuses questions que soulève sa « face sombre ». Dans un fécond dialogue de l’immunologie avec les modèles de la biologie et de la philosophie, se voient ainsi dessinés les contours d’une immunité comme guide de vie.


Marc Daëron, L’immunité, la vie. Pour une autre immunologie. Préface d’Anne-Marie Moulin. Odile Jacob, 384 p., 25,90 €


Dans son sens médical « classique », l’immunité désigne une fonction bien particulière et spécifique de la vie, qui correspond à la protection de l’organisme vivant face à un agent pathogène. Mais concevoir l’immunité selon un modèle fondamentalement protecteur voire guerrier s’avère réducteur. Cette empreinte sinon téléologique du moins finaliste de la visée protectrice est gênante dans la mesure où elle entrave la compréhension de la complexité en jeu dans la réponse immunitaire. Aussi l’objectif de Marc Daëron est-il de « déconstruire le système immunitaire tel qu’il a été construit pour le reconstruire autrement, de sorte qu’on ne bute plus sur des questions sans réponses ». Pour cela, il commence par rappeler les grandes lignes de l’histoire de l’immunologie.

L’ouvrage relate certaines des aventures des avancées décisives produites avant l’immunologie et l’invention du système immunitaire. On y retrouve exposées les destinées et conceptions de l’immunité défendues en leur temps par Louis Pasteur, Robert Koch, Paul Ehrlich ou encore Élie Metchnikoff – ce dernier fait l’objet d’un assez long développement. Metchnikoff est russe, zoologiste de formation, grand lecteur de Darwin, et habité par la vision d’une immunité et d’une vie caractérisées par une « grande harmonie néguentropique ». C’est en 1882, lors de l’expérience dite « de Messine », qu’il introduit dans « la peau » de larves d’étoiles de mer plusieurs piquants de rosier. Les résultats auxquels aboutit Metchnikoff à la suite de cette expérience lui permettent de formuler sa théorie de la phagocytose. Cette théorie, selon laquelle ce sont les phagocytes qui assurent une fonction protectrice dans l’organisme, est d’abord abandonnée par l’immunologie naissante, avant d’être reprise et réintégrée dans la théorie de l’immunité innée, bien après la mort du zoologiste-pathologiste russe. À cet événement fondateur vient s’ajouter la découverte pasteurienne – découverte accidentelle – du principe de la vaccination (déjà formulé par Jenner), suite à des expériences menées sur des germes.

L'immunité, la vie. Pour une autre immunologie, de Marc Daëron

« La Dindonnade ou la Rivale de la Vaccine », auteur anonyme, satire de la vaccination contre la variole (vers 1801) © Gallica/BnF

La brève histoire de l’immunologie retracée par Daëron s’inscrit dans le sillage des travaux d’Anne-Marie Moulin qui est non seulement la préfacière de son ouvrage mais aussi l’autrice d’un important ouvrage sur l’immunologie, Le dernier langage de la médecine (PUF, 1991). Au fur et à mesure de la formation de l’immunologie, se profile rapidement le modèle d’une immunité guerrière, alors qu’aucun des pionniers de l’immunité ne « réduisait [cette dernière] à une réaction unilatérale de l’organisme ». La compétition féroce entre l’Allemagne et la France contribue à alimenter le modèle scientifique de l’immunité avant tout conçue comme lutte contre les agents extérieurs à l’organisme. D’un côté, la France, ralliée par Metchnikoff et conduite par le glorieux et adulé Pasteur, promeut la recherche d’une immunité cellulaire. De l’autre, l’Allemagne propage la théorie humorale où les anticorps doivent « neutraliser l’ennemi ». Si l’immunité humorale, promue puis défendue côté allemand, n’est pas jugée très convaincante à ses débuts, elle finit par l’emporter par sa capacité d’application. Les anticorps deviennent ainsi les héros d’une « immunité balbutiante d’abord martiale » : la théorie humorale domine pendant toute la première moitié du XXe siècle, avant que l’immunité cellulaire ne prenne sa revanche.

Après avoir exposé l’histoire de l’immunité naissante dans le cadre de ce livre auquel il veut donner une « forme-sonate », Daëron présente les grandes étapes de la découverte du système immunitaire et de la consolidation des bases de l’immunologie actuelle. Suit une partie philosophique intitulée « Logiques du vivant » (en hommage au célèbre essai de François Jacob). Enfin, une troisième partie « réexpose » le problème de l’immunologie et clôt l’ouvrage. Cette partie présente le vaste inventaire des cellules et des molécules constituant le système immunitaire, selon les récentes avancées de l’immunologie – le tout agrémenté de nombreux schémas –, et ouvre la voie à la vision d’une immunité comme compromis.

Daëron pointe le fait que les réponses immunitaires font intervenir l’immunité adaptative et l’immunité innée, lesquelles impliquent deux types de mécanismes et de cellules différents. Il décrit de manière précise leurs interactions, en rappelant que le système placé au cœur de la reconnaissance du « soi » et du « non-soi » est le système immunitaire adaptatif et que le système immunitaire inné s’avère sensible aux signaux « de danger ».

La plupart des plus importantes théories de l’immunité sont exposées et développées, parmi lesquelles figurent les deux principales : la théorie du soi et du non-soi et la théorie du danger. Élaborée par Frank Macfarlane Burnet à partir de la sélection clonale autour des années 1960, la théorie du soi et du non-soi fournit un cadre théorique nécessaire à la compréhension de la majeure partie des processus de l’immunité. Si la théorie du soi et du non-soi a longtemps occupé le devant de la scène de l’immunologie (et l’occupe encore d’une certaine manière), la théorie du danger, formulée par Polly Matzinger à la fin des années 1990, occupe une position ambivalente dans la mesure où elle prétend remplacer la théorie du soi et du non-soi mais peut aussi s’inscrire dans son prolongement. Selon la théorie du danger, en effet, toute réponse immunitaire est due non pas à la présence de « non-soi » mais à l’émission de « signaux de danger ».

Marc Daëron examine aussi la « face sombre de l’immunité », la partie de l’immunité qui se trouve être délétère pour l’organisme : allergies, maladies auto-immunes, cancers. Les allergies mettent en jeu une « autre réaction » : l’anaphylaxie, contraire de la prophylaxie et donc de la protection. On sait aujourd’hui expliquer le fonctionnement des allergies, mais on peine encore à comprendre leur rôle pour l’organisme. Les maladies auto-immunes peuvent quant à elles « être conçues comme des anomalies de la réponse immunitaire ». Enfin, le cas des cancers est particulièrement intéressant. La réaction immunitaire en jeu est fondamentalement ambivalente, car à la fois protectrice et pathogène. Ainsi, si les cellules cancéreuses sont bien reconnues par le système immunitaire, elles se voient à la fois détruites et protégées. Daëron, spécialiste de ces questions d’immunité anticancer, montre que les nouvelles immunothérapies contre le cancer ont pour but « de lever les mécanismes inhibiteurs qui contrôlent les réponses immunitaires anticancer ».

L'immunité, la vie. Pour une autre immunologie, de Marc Daëron

Affiche de la préfecture du département de la Seine appelant à la vaccination contre la fièvre typhoïde (vers 1922-1924) © CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet

Si l’immunologie est – on l’a dit – encore actuellement majoritairement considérée comme la « science du soi et non-soi », cette modélisation se heurte malheureusement à des apories, notamment l’impossibilité « de trouver des marqueurs stables au soi et au non-soi ». Pour dépasser ce cadre théorique, l’immunologiste propose de concevoir le système immunitaire comme un vaste « système de relation », le deuxième de l’organisme après le système nerveux, avec lequel il serait en dialogue. L’immunité est la condition de vie et de relation des micro-organismes et des méta-organismes que sont les êtres humains et les mammifères. S’inspirant de « la lutte pour l’existence » exposée dans L’origine des espèces par Charles Darwin, Marc Daëron explique que la « coadaptation » darwinienne des espèces « implique des relations mutuelles de dépendance » et peut aussi gagner à être pensée au sein du modèle de sa nouvelle immunologie. Aussi fait-il de la lutte pour l’existence une lutte pour la coexistence au sein du méta-organisme que nous sommes. L’immunité représente un compromis entre le système immunitaire et l’agent pathogène avec lequel il se trouve en relation. Et l’immunologiste d’écrire : « Ainsi conçue, l’immunité est un ajustement permanent entre tous les êtres vivants condamnés à vivre dans le méta-organisme ». Puis, plus loin : « La vaccination […] est un moyen de déplacer l’équilibre en faveur de l’immunisé avant la rencontre d’un micro-organisme habituellement pathogène ».

L’immunité, la vie n’hésite pas, comme l’observe dans sa préface Anne-Marie Moulin, à « conjoindre deux démarches : lire la philosophie en y décryptant la biologie et se servir de la philosophie pour comprendre la biologie ». Les références philosophiques et de pensées de la biologie qui abondent dans la deuxième partie sont d’abord philosophiques. On trouve entre autres des allusions assez partielles au Spinoza de La petite physique (d’une certaine partie de l’Éthique). C’est un Spinoza relu par Henri Atlan et Gilles Deleuze qui est convoqué. Cette propension à lire le penseur hollandais du XVIIe siècle adapté par la biologie contemporaine pourrait-elle être rattachée à la tendance que Pascal Engel nommait ici même le « spinozisme débordant » de notre époque ?

Ce qui est sûr, c’est que la philosophe et médecin Anne-Marie Moulin, qui a dans ses propres travaux développé l’analogie entre l’immunologie et le système philosophique de « la monade leibnizienne », avoue avoir « eu quelque mal à adopter Spinoza comme mentor ». Elle pense que « c’est la découverte du ou plutôt des microbiotes, ensembles de bactéries, virus, parasites et champignons peuplant la plupart de nos organes sans leur faire subir de dommage, qui a orienté Marc Daëron vers une philosophie réaliste insistant sur l’interaction permanente des parties des corps (vivants), de préférence à une philosophie intellectuelle retrouvant la diversité des corps dans l’analyse logique des prédicats de la monade ». Plus convaincants et judicieux que les relectures spinozistes sont les développements où l’auteur relie sa conception de l’immunité et du vivant à l’auto-poïèse. Cette dernière est la capacité qu’a le vivant de se produire lui-même, en permanence et en interaction avec son environnement. Un système auto-poïétique est, écrit Daëron, « autonome et homéostatique ». Si, comme le rappelle Thomas Pradeu dans Les limites du soi (Presses de l’université de Montréal/Vrin, 2010), la validité du modèle auto-poïétique est l’objet de nombreux débats, autant en immunologie qu’en biologie, il reste assez important pour décrire la complexité du vivant et de l’immunité.

Cette vision de l’immunité comme lutte pour la coexistence dessine les contours ambitieux d’une nouvelle immunologie. Le modèle de « la vie avec les autres » (titre à la fois de la préface signée Anne-Marie Moulin et de la conclusion) permet à coup sûr de quitter la vision « guerrière » de l’immunité, vision erronée et qui a malheureusement prévalu dans les discours des gouvernements européens lors des débuts de la pandémie de Covid-19. La conclusion ouvre d’ailleurs elle aussi une réflexion sur la pandémie, déjà évoquée précédemment en de brèves allusions scientifiques. Accessible à différents types de lecteurs, L’immunité, la vie ne présente pas seulement le grand mérite d’une pédagogie remarquable ; c’est un essai qui peut se lire sur plusieurs portées.

Georges Canguilhem formulait le vœu que la biologie contemporaine puisse être lue comme une philosophie de la vie. L’essai de Marc Daëron ne réalise pas entièrement toutes les promesses philosophiques dont il est porteur, et ne propose pas véritablement une philosophie de la vie au sens canguilhemien. Mais peut-on vraiment le lui reprocher, dans la mesure où son but est aussi de rendre l’immunité et l’immunologie accessibles à un large public ? La pensée de Daëron porte en elle les germes de féconds dialogues à venir entre immunologie, biologie et philosophie.


À lire dans nos colonnes, le compte-rendu par Tiphaine Samoyault de deux ouvrages du philosophe italien Roberto Esposito : Communitas. Origine et destin de la communauté et Communauté, immunité, biopolitique. Repenser les termes de la politique.

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