C’est d’un sujet à la fois nouveau, nécessaire et douloureux que Didier Lett s’est saisi : dans Viols d’enfants au Moyen Âge, l’historien de la famille et du genre livre la première étude détaillée sur la pédocriminalité dans une ville médiévale italienne, Bologne, à partir de ses registres criminels entre 1343 et 1474.
Didier Lett, Viols d’enfants au Moyen Âge. Genre et pédocriminalité à Bologne, XIVe-XVe siècle. PUF, 376 p., 27 €
Pour ce faire, Didier Lett convoque une riche bibliographie sur la sexualité médiévale où confluent, d’une part, les travaux sur le viol, sur l’homosexualité et la sexualisation croissante du crime de « sodomie » (dont le sens, à la fin du Moyen Âge, restait large, pouvant désigner tout acte commis contre Dieu ou toute pratique sexuelle hors de la pénétration vaginale) ; d’autre part, ceux qui les abordent à travers leur pénalisation, notamment par les tribunaux des communes italiennes, qui ont fait l’objet de récents renouvellements auxquels l’auteur a pris une part active.
Les conclusions les plus frappantes de l’ouvrage concernent d’abord l’absence de catégorie pénale spécifique condamnant l’acte pédocriminel : les violeurs de fillettes tombent sous le coup d’une accusation de viol (stuprum), éventuellement d’adultère (adulterium) si celles-ci, passé douze ans, sont mariées. Quant aux violeurs de garçons, ils sont accusés de se livrer au « vice sodomite ». De fait, ce n’est pas l’âge mais bien le genre des victimes qui prime dans la prise en considération des faits : bien que les 130 cas de viols recensés entre 1343 et 1484 concernent à égalité filles et garçons, leur déroulement et la perception de ces agressions par les contemporains varient radicalement selon le genre de la victime.
Les victimes féminines présentées devant la justice sont plus jeunes (après douze ans, âge de la majorité sexuelle médiévale, il devient plus difficile de prouver qu’elles n’ont pas consenti), agressées le plus souvent dans un cadre domestique, par des hommes qu’elles connaissent et qui multiplient rarement le nombre de leurs victimes. Au contraire, les garçons sont en moyenne plus proches de l’adolescence (qualifiés de pueri ou de juvenes) ; ils sont souvent agressés dans un cadre professionnel (la bottega dans laquelle ils travaillent), par des étrangers qui peuvent être de véritables violeurs en série. Bien qu’ils soient les uns et les autres des hommes, les violeurs de garçons ne sont pas les mêmes que les violeurs de filles.
Cependant, c’est dans le traitement des agressions que les différences deviennent abyssales : le viol d’un garçon, puisqu’il implique une pénétration anale, est bien plus redouté car considéré comme une atteinte à l’ordre public de la cité et à l’ordre divin. Par conséquent, les procédures judiciaires débutent plus souvent à l’initiative du podestat (le juge suprême de la cité) que par une dénonciation de la famille ou des fonctionnaires locaux, plus prompts à taire l’affaire. Les violeurs de garçons sont aussi plus souvent condamnés à mort. Quant aux viols des filles, leur portée est jugée moindre car, s’ils constituent une atteinte à la sécurité des particuliers et à l’honneur du groupe familial, ils peuvent être réparés par un mariage ultérieur entre l’agresseur et sa victime.
Un autre apport crucial de ce travail concerne la question du consentement et ses résonances par trop récentes à nos oreilles : les filles sont toujours soupçonnées d’avoir consenti, en particulier à partir de douze ans, si bien que les notaires rédigeant les minutes du procès se sentent obligés d’insister sur leur « honnêteté » et sur leur refus à cor et à cri de l’acte sexuel. Quant aux garçons, la question du (non-)consentement n’intéresse pas les juges, puisque, consentie ou non, avec des mineurs ou non, la sodomie constitue toujours à leurs yeux un acte contre nature. Suivant cette logique, une pénétration anale, qu’elle soit pratiquée sur un garçon ou sur une fille, est toujours plus grave qu’une pénétration vaginale : les accusés sont distingués dans les sources non par le genre de leur(s) victime(s) mais par le mode de pénétration. Ce n’est pas la violence de l’acte mais l’infraction aux normes sexuelles et hétérosexuelles qui choque.
Didier Lett formule ces hypothèses en s’appuyant sur une bibliographie fournie et une grande rigueur méthodologique, sans jamais dissimuler le parti pris militant qui motiva son projet d’écriture ni les difficultés émotionnelles imposant parfois à l’historien de « leve[r] un temps la tête de son registre, regarde[r] le monde qui l’entoure, fai[re] une pause, sort[ir] des archives pour se promener dans les rues de Bologne avant de se replonger dans la lecture et l’analyse de ces petits corps déchirés et de ces psychés abîmées pour continuer à faire son métier ». Le parti pris de style, plus analytique que narratif, nous entraîne au cœur de l’atelier de l’historien : les photos de sources, les nombreux extraits en latin traduits et les transcriptions en annexe témoignent de la grande attention portée par Didier Lett au matériau premier de la recherche historique, à son aspect et à ses modes de production. De même, la traduction soignée des moindres termes latins ou dialectaux, couplée à des analyses statistiques originales, lui permet de dépasser le caractère souvent convenu des formules notariales.
La même application salutaire à définir et situer historiquement des notions aussi complexes que la pédocriminalité ou la sodomie évite, dans l’introduction, nombre de confusions et de préjugés. On regrettera néanmoins que ce soin ne se prolonge pas toujours dans le corps du texte : ainsi du terme « sodomite », employé indifféremment pour parler de personnes ayant des rapports anaux et pour tout acte sexuel en dehors de la pénétration vaginale, ou encore pour les agressions sexuelles commises par des hommes sur des garçons ou de toutes petites filles. La plus grande difficulté réside dans l’acception floue du mot « viol » retenue par l’auteur et les choix de corpus qui en découlent : il semblerait qu’il suive la définition médiévale du viol, caractérisée par l’usage de la force physique pour imposer un rapport sexuel. Il lui superpose toutefois la considération actuelle que tout.e mineur.e est incapable de consentir, ajoutant ainsi à son analyse les cas où la menace, la surprise ou le chantage suffisent pour imposer le silence à la victime.
Sa définition des personnes mineures est également peu claire : si les Bolonais, comme dans la majeure partie de l’Europe occidentale à la fin du Moyen Âge, placent la majorité sexuelle à douze ans pour les filles et quatorze ans pour les garçons, plusieurs victimes dans son corpus excèdent cet âge (les plus âgées étant une fille de quinze ans et un garçon de seize ans), ce qui pousse le lecteur à s’interroger sur la cohérence du dossier documentaire. Dans un ouvrage consacré aux viols sur mineurs, une clarification plus explicite des arbitrages épistémologiques eût été utile pour éviter tout risque d’anachronisme ou de glissement sémantique.
Il n’en demeure pas moins que cet ouvrage rigoureux dans son travail d’archives et son usage des sources marque une étape glaçante mais nécessaire dans l’historicisation des crimes sexuels sur mineurs et de leur (non-)traitement par la justice.