Poésie en français et poésie traduite : c’est notre rubrique collective « À l’écoute », avec les livres de Cees Nooteboom, Christian Viguié, Avot Yeshurun et Fabienne Swiatly.
Cees Nooteboom, L’œil du moine suivi de Adieu. Trad. du néerlandais par Philippe Noble. Actes Sud, 112 p., 14,50 €
« Tout le monde n’a pas un phare dans sa vie, / mais j’en ai dans la mienne » : et c’est bien lui qui éclaire la poésie de Cees Nooteboom, bestiaire qui sort d’un tableau comme spectre de l’ombre, visions à la fois précises et évanescentes, quelque part entre « le réel du buisson » et « le rêve de la pierre ». La phrase suit le mouvement, simple, belle, coupée sans jamais être coupante, qui fait entendre aussi bien le sujet du poème, la « rumeur du ressac », que le sujet poète. Un je (ce serait lui le phare ?) à l’écoute de l’infime : « Elle était bien réelle, je le savais au bruit / du gravillon de coques sous ses pieds. » Un je sans emphase : « Je ne sais rien, ce que je dis n’est qu’imagination. » Un je qui se dilate, se dilue dans un paysage de bord de mort : « Je vole maintenant sans battre de mes ailes, homme / de vent je suis, et je vois tout en bas mon autre s’avancer. » L’œil du moine est suivi de Adieu, un poème écrit par temps de confinement. Le silence, le vide guettent de plus belle : « J’avance à l’aveugle, pâle chien / dans le froid. Ce doit être ici, / ici je dis adieu à mon moi / et lentement ne deviens / personne ». Mais rien n’y fait, la poésie demeure. Roger-Yves Roche
Christian Viguié, Fusain. Le Cadran ligné, 64 p., 14 €
Un titre en poésie est rarement anodin. En intitulant son livre Fusain, Christian Viguié a-t-il voulu nous avertir que ses poèmes étaient des esquisses où l’estompe – autrement dit, par connotation, l’ombre et le brouillard qu’il évoque dans deux chapitres – permet de suggérer le monde puis de l’effacer, dans un éternel recommencement ? « Peut-être que son travail / consiste à effacer / tous les noms connus : / celui des arbres / celui des pierres / celui d’un ruisseau », écrit-il. Il y a comme un tremblement dans cette voix qui hésite « entre le chant et le silence », un silence qui est une matière, de « la matière qui parle », et dont il faut écouter « l’opéra fabuleux ». Ce poète, lauréat du prix Mallarmé en 2021, joue à merveille des analogies et des correspondances : « Pas de pierre / autour du vitrail / d’une libellule », « Lanterne d’une goutte », « Ne sais pas peindre / mais peux redessiner / l’étonnement d’un bouton d’or », « J’aime à ajouter / des guillemets / lorsque s’ouvrent / les ailes du papillon. » Alain Roussel
Avot Yeshurun, À présent je n’ai pas. Trad. de l’hébreu par Bee Formentelli. L’Éclat, 190 p., 18 €
Quand on n’a plus rien que la poésie, qu’une langue en ruine, violentée. Quand le poète doit épurer, toucher à la netteté et à la clarté la plus radicale possible. Quand la poésie soutient l’être, physiquement. À présent je n’ai pas, le dernier recueil d’Avot Yeshurun, paru quelques jours avant sa mort en 1992, semble porté par une énergie au rebours de la douleur de l’existence, du poids terrifiant de l’histoire et du politique, de l’horreur de la provenance. On y entend une sorte de voix qui frôle le divin qu’il y a dans la langue, dans ses restes, dans ce qui demeure après la ruine. De ce recueil où l’on entend une voix comme arrivée au bout d’elle-même pour renaître. Il écrit dans l’avant-dernier poème : « Lève-toi viens / au lieu / d’où je te montrerai / que tu es sorti / au Lieu même / Ouvre-moi ouvre à ma mère / l’ultime porte / et je serai né. » Au bout de l’existence, au bout de l’œuvre, demeurent les mots comme les murs d’une maison, résistants, obstinés. Et la poésie variée et virtuose de Yeshurun rappelle que – malgré la violence, la destruction, l’adversité – la poésie, la langue, comme la maison du recueil, sont toujours reconstruites. Hugo Pradelle
Fabienne Swiatly, Mère éléphante. Éditions des Lisières, 68 p., 11 €
L’exercice est plutôt maîtrisé, et le résultat est saisissant. Il faut pouvoir apprécier des œuvres de ce genre, qui en disent long avec une grande économie de moyens – de mots. Dresser le portrait d’une mère en soixante fois quatre phrases, ou quatre vers, toujours brefs, toujours justes, n’est pas chose aisée. Fabienne Swiatly réussit le pari, et elle nous entraîne, dès la première page – les premiers mots – dans son sillage, sur la page d’encre de la vie ordinaire. Petits bonheurs et gros chagrins. Joie secrète ou silence intérieur. Tout s’enchaîne ici sans se confondre car, malgré la diversité des instants contés, la clarté apparente du propos continue de filer à un rythme rapide et nerveux. Fabienne Swiatly a réellement le sens de la formule, et chaque court fragment de ce récit en témoigne : « Bout rouge de sa cigarette. / Le livre entre ses mains, un émerveillement. / D’un coup de fesse, elle m’éloigne. / Entre nous la terrible distance. » Ici encore, cruauté et tendresse quotidiennes se mélangent sans fard. Thierry Renard