Les Nétanyahou, quatrième roman de Joshua Cohen traduit en français, explore l’histoire du sionisme à travers celle du clan de l’ex-Premier ministre israélien, en partant d’un fait historique : le séjour sur un campus américain de la famille du futur homme politique lorsqu’il était enfant. L’écrivain réussit un tour de force : créer un roman d’idées vibrant et actuel.
Joshua Cohen, Les Nétanyahou. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Vanderhaeghe. Grasset, 352 p., 22 €
Rares sont les familles nucléaires dont plusieurs membres deviennent célèbres pour leurs propres mérites : en Israël, l’un des exemples les plus notoires est celui des Nétanhayou. Personne n’ignore l’existence du politicien ; moins connu aujourd’hui est le nom de son frère aîné, leader du commando et martyr du raid de 1976 sur l’aéroport d’Entebbe pour libérer les otages d’un vol Air France ; enfin, la renommée de leur père (qui a eu un troisième fils), Ben-Zion Nétanyahou, historien médiéviste et spécialiste de l’Inquisition, est limitée aux cercles universitaires. Grâce à Joshua Cohen, il devient aujourd’hui un personnage hautement romanesque.
Sur les couvertures – distinctes – des versions américaine et française du livre, figure une auto typique des années 1950, on a l’impression de voir une image d’un film de Coppola, où de vieilles voitures aident à créer l’ambiance de l’époque, tout en transmettant un parfum de nostalgie : c’est du passé, les personnages fictifs ignorent ce que nous savons, ils sont emprisonnés dans leur temps, condamnés, tel Moïse, à ne jamais entrer dans la Terre promise du présent.
Joshua Cohen joue de ce décalage avec sa mise en scène située en janvier 1960 : le lecteur, conscient des destins de Jonathan (le héros d’Entebbe) et de Benjamin, alors âgés de treize et dix ans, guette leurs brèves apparitions, espérant apercevoir des indices révélateurs de leur avenir. En les reléguant à l’arrière-plan, en faveur de leur père, l’auteur crée une tension semblable à celle qu’on ressent dans la pièce de Tom Stoppard, Rosencrantz et Guildenstern sont morts, où l’absence de Hamlet ne fait qu’accroître le poids de sa présence. À la fin du roman, lorsque les deux garçons deviennent les acteurs principaux d’une scène loufoque, les dés sont déjà jetés : leur culot et leur grivoiserie apparaissent comme l’expression puérile de l’idéologie du père, amplement exposée pendant les trois cents premières pages. « Actions speak louder than words », selon le proverbe (« les actes sont plus éloquents que les mots ») : l’intérêt des Nétanyahou, c’est qu’il entremêle l’abstrait et le concret, tissant une correspondance entre théorie paternelle et comportement filial. Ne sommes-nous pas tous gouvernés par le dogme du clan ?
De quelle théorie ou – pour adopter le langage de Cohen – de quelle croyance s’agit-il ? On découvre les idées de Nétanyahou à travers le regard de Ruben Blum, professeur d’histoire économique américaine, et narrateur de ce roman à la première personne. Blum enseigne à l’université Corbin, située dans l’ouest de l’État de New York, institution fictive calquée sur l’université Cornell, où Nétanyahou a fini par avoir un poste. La même faculté a eu comme professeur Vladimir Nabokov, dont on ressent l’influence ici. Les Nétanyahou a été comparé par certains critiques à Feu pâle, mais il ressemble plus à Pnine, variation rococo sur le thème du campus novel. Nabokov a probablement eu comme étudiant Thomas Pynchon, auteur admiré de Joshua Cohen – comme il l’a révélé lors de notre entretien – et qui partage avec lui un vrai talent pour le dialogue absurde.
Mais, à l’origine, comme Cohen le confie dans sa postface, il y a Harold Bloom (1930-2019), professeur de littérature à Yale et ami tardif de l’auteur. Vers la fin de sa vie, Bloom avait raconté à Cohen un épisode où il était chargé de coordonner la visite sur le campus de Nétanyahou, venu pour un entretien d’embauche. Après la mort de son ami, Cohen a décidé de donner de l’ampleur à cet incident, d’en faire un roman. Pourtant, le résultat fait penser à un homonyme, Alan Bloom (1930-1992), philosophe conservateur et sujet de l’ultime roman de Saul Bellow, Ravelstein (2002). Dans les deux cas, il s’agit d’une fiction autour d’un penseur réputé pour son sérieux, rendu ridicule par le romancier au moyen d’anecdotes mettant en exergue les bizarreries de sa personnalité. Que ce soit Bellow, Cohen, Nabokov ou Pynchon, on plonge dans un univers caricatural, où se mêlent l’intellectuel et le burlesque, le high et le low.
Côté high, Cohen transmet la vision personnelle de Nétanyahou concernant l’histoire des Juifs, si pertinente pour comprendre la politique du Likoud. Pour mieux accueillir son visiteur sur le campus de l’université Corbin, Blum se penche sur ses écrits, tâche difficile étant donné qu’il n’est pas lui-même spécialiste de l’Inquisition. Il trouve que les conclusions du médiéviste se lisent comme des « prières » (mot malheureusement traduit ici par « sermons ») : il n’arrive pas à comprendre quel est le véritable sujet de ses publications. Le professeur Nétanyahou postule l’existence de deux Inquisitions, la première menée par l’Église, la seconde par les monarchies. Leur objectif non officiel serait d’assurer autant que possible la reconversion des nouveaux chrétiens au judaïsme. Cette interprétation constitue une « révision majeure » de l’Histoire ; rappelons-nous que le terme « révision » figure dans le nom du mouvement politique – le sionisme révisionniste – fondé par Vladimir Jabotinsky, dont Ben-Zion Nétanyahou fut secrétaire.
Pourquoi préserver l’existence séparée des Juifs ? Pour Nétanyahou, les catholiques avaient besoin d’un peuple à haïr. Blum considère que le médiéviste n’est pas un historien mais un théologien qui envisage le temps comme une suite de changements provenant de « la volonté de Dieu ». Si ce n’est que, à la différence de ce que pensent les rabbins, la force de l’évolution du monde n’adviendrait pas d’une déité, mais de l’« inépuisable réserve de Gentils dont les actes étaient motivés par la haine ».
Si le Juif est inéluctablement honni, devrait-il essayer d’être aimable ? La question reste en suspens, elle explique l’ambivalence du portrait réalisé par Joshua Cohen. En cela, il fait penser à un autre livre de Saul Bellow, La victime (1947), l’un des meilleurs romans sur l’antisémitisme parce qu’ambigu. D’une certaine manière, Cohen – comme Bellow – donne raison aux antisémites : son héros est au moins agaçant, s’il n’est pas carrément détestable. En même temps, il a son charme, à l’instar de Larry David dans la série Larry et son nombril (Curb Your Enthusiasm). Comment appréhender son incroyable chutzpah (culot) ? Est-il intrinsèquement juif de tester les limites, de pousser la logique jusqu’à ce qu’elle devienne invivable ? Les Nétanyahou rend inconfortable, il faut le lire.