Peu de temps après les bombardements atomiques et la défaite de l’Axe, le politologue japonais Maruyama Masao (1914-1996) publiait un livre essentiel éclairant la spécificité japonaise, qu’il est impossible d’assimiler à une idéologie occidentale – en l’occurrence aux fascismes européens. Le fascisme japonais paraît en français, avec une lumineuse préface de Johann Chapoutot.
Maruyama Masao, Le fascisme japonais (1931-1945). Analyse et interprétation. Trad. du japonais, annoté et commenté par Morvan Perroncel. Préface de Johann Chapoutot. Les Belles Lettres, 300 p., 27 €
Mais commençons par la fin de cette édition. En cinquante pages denses, le traducteur Morvan Perroncel y souligne l’originalité d’un livre qui diffère d’une œuvre théorique en ce qu’il rassemble trois textes relevant tantôt du journalisme de haut vol, tantôt de l’enseignement en université. Le premier, très court (« Logique et psychologie de l’ultranationalisme »), paraît dès le mois de mai 1946 dans la revue Sekai (« le Monde »). Moins d’un an auparavant, le 6 août 1945, la bombe a éclaté à Hiroshima où Maruyama Masao, âgé de 31 ans et mobilisé au Bureau du service maritime de l’Armée de terre, a échappé à la mort.
Le troisième texte (« Le profil psychologique des dirigeants de guerre japonais ») est également un article de revue et approfondit trois ans plus tard, en mai 1949, les conclusions critiques du premier. Quant au plus long des trois textes (« L’idéologie des mouvements fascistes au Japon »), c’est un cours professé dans l’intervalle à la faculté de droit de Todaï, ex-Université impériale, l’établissement académique le plus prestigieux du Japon. Il est publié en juin 1947.
Seul ce cours, extrêmement travaillé et bourré de références savantes (Maruyama a une connaissance de première main des sociologues, politologues et philosophes, surtout ceux de langue allemande, et bien sûr il s’appuie sur nombre d’auteurs ou d’hommes politiques japonais), est susceptible de déconcerter un peu le lecteur non spécialisé. Mais l’édition s’enrichit d’un glossaire copieux et clair, qui permet de se débrouiller dans le maquis d’une histoire locale, celle des péripéties politiques de la période 1919-1945, qui voit le militarisme nippon se mettre en ordre de combat, renforcer son emprise totalitaire sur la société, s’exacerber ; enfin, le jusqu’au-boutisme aveugle des états-majors aboutir au naufrage du régime et du pays tout entier.
Cette frénésie devenue peu à peu suicidaire est à la fois presque incompréhensible et chaotique, émaillée de retournements, d’assassinats, de « coups », fomentés par des groupes d’officiers d’obédiences diverses, qui échouent régulièrement, et au fond menée par des factions militaires ultranationalistes (le gang qui envahit la Mandchourie notamment, une troupe aux effectifs réduits, et pourtant c’est là que le pire s’est cristallisé) qui ne réussissent que grâce à la veulerie et à l’insigne faiblesse des autorités civiles.
Pour le lecteur contemporain, là semble résider le plus intéressant du livre : cet effet d’engrenage qui, à partir d’un certain moment de l’Histoire, fonctionne dans une quasi-autonomie, sur le modèle de la catastrophe auto-engendrée d’août 1914, et ne repose qu’accessoirement sur un ensemble de volontés bien affirmées en vue de converger vers un seul but clairement défini. Ainsi l’entrée du Japon dans une alliance solide et fortement évaluée, celle des forces de l’Axe, est-elle à bien des égards un mythe.
Ainsi surtout le problématique « fascisme » japonais, qui ne dispose pas de la même assise intellectuelle que les partis de ce nom en Europe, se distingue-t-il substantiellement des mouvements de masse, entraînés par un leader bien identifié, comme le fascisme italien, et n’entretient-il que des rapports encore plus superficiels avec le nazisme, tout entier structuré et solidifié par un parti et un Führer, et bénéficiant de l’adhésion presque unanime de tout un peuple mené par l’idéal de la servitude volontaire.
Sur certains points, Maruyama va un peu vite, par exemple dans la dichotomie qu’il introduit entre les principaux acteurs du militarisme japonais, tous issus des meilleures universités, dont Todaï, des intellectuels égarés en somme, et les brutes incultes et perverses réunies autour de Hitler. Les dirigeants nazis n’étaient pas tous des demeurés. Mais là où il est fort, c’est quand il met le doigt, non sans cruauté, sur la tendance, si bien acquise qu’elle est désormais naturelle, du peuple japonais à l’acquiescement résigné aux opinions et slogans dominants, eux-mêmes ânonnés par les instances supérieures de la hiérarchie d’une manière qui n’est ni réfléchie ni convaincue.
Le chef humilie et terrifie le sous-chef, qui botte le cul du petit chef, qui cannibalise l’ouvrier, qui se venge sur l’apprenti, qui écrase le moins que rien, le sans caste, non évoqué par Maruyama et pour cause (il n’existe pas), mais toujours présent au Japon aujourd’hui, sous le nom de burakumin ou d’éta (Kurosawa osa consacrer à ces misérables son Dodeskaden en 1970 et fut aussitôt ostracisé et banni du pays).
Constat ironiquement glaçant : la guerre du Pacifique n’aurait eu pour causes réelles que l’apathie et la soumission, du haut en bas de l’échelle sociale, sinistre descente aux Enfers orchestrée par une trouille immémoriale (et par la rancœur de la majorité paysanne du pays qui a, notamment dans les rangs inférieurs de l’armée, Maruyama a pu s’en rendre compte durant ses « classes », exorcisé son propre abaissement et sa misère en esclavagisant citadins et intellectuels).
Ce n’est pas glorieux, mais est-ce si excessif ? Maruyama, qui pourtant ne remettra que tardivement en cause l’institution impériale elle-même, a une conscience aiguë de la spécificité du Japon, à cause en particulier du spectacle pitoyable offert lors de leur procès par les criminels de guerre locaux, dont pas un – contrairement aux nazis à Nuremberg – n’a reconnu une responsabilité personnelle dans le cours des événements (ils obéissaient tous au « chef »). Tous, du plus petit au plus grand, se prosternent devant l’empereur (qui, paradoxalement, est une sorte de souverain potiche depuis les Tokugawa), seule entité vraiment sacrée en ce qu’elle incarne la divinité solaire mère du Japon, tous donc s’humilient devant l’autorité (comme naguère les samouraï fidèles au bushido devant leur patron), tous sauf une minorité d’artistes ont la courbette innée.
Est-ce si différent aujourd’hui, et la démocratie, qui n’est rien sans l’inséparable duo liberté/responsabilité, a-t-elle vraiment pénétré la masse du peuple au-delà d’une écorce de militants des droits de l’homme (et de la femme, qui au Japon continue, plus qu’ici, à lui être objectivement inférieure en droits effectifs), une bande de marginaux et d’irréductibles ? Écorce fragile, mais faite de gens admirables.
Il me semble toutefois – j’y reviens pour finir – que l’enquête sur les tenants et les aboutissants du pseudo-fascisme japonais ne saurait se passer d’un examen du rôle du religieux dans l’aventure homicide de 1930-1945. Un remarquable livre a paru sur le sujet, du moine bouddhiste Brian Victoria, Le zen en guerre. 1868-1945 (trad. de l’anglais par Jean-Pierre Berthon, Seuil, 2001). On y apprendra beaucoup sur la fonction boutefeu de la pureté et de la sérénité zen au cours de ces années cruciales : bouddhisme et militarisme y marchaient main dans la main, arme sur l’épaule, comme en Birmanie aujourd’hui. Hélas ! certains des films d’Ozu font, ici ou là, écho à cet âge d’or.