Hypermondes (18)
À partir du même point de départ que les auteurs anglo-saxons, les genres de l’imaginaire en France mettent davantage l’accent sur les aspects littéraires et politiques. Malgré son nom, Patrick K. Dewdney écrit en français. Son Cycle de Syffe, dont le troisième tome, Les chiens et la charrue, a paru en septembre, développe une fantasy non héroïque, de proximité pourrait-on dire, qui prend le temps d’insérer son protagoniste dans des collectifs et dans la nature traversée. Mort de Jean Baret déploie des dystopies sarcastiques pour affirmer une vision radicalement pessimiste de la condition humaine. Après des années de silence éditorial, Stéphane Beauverger publie Collisions par temps calme, une utopie subtile ébauchant un futur possible au parfum doux-amer.
Patrick K. Dewdney, L’enfant de poussière. Le cycle de Syffe 1. Gallimard, coll. « Folio SF », 800 p., 10,30 €
La peste et la vigne. Le cycle de Syffe 2. Gallimard, coll. « Folio SF », 720 p., 10,30 €
Les chiens et la charrue. Le cycle de Syffe 3. Au diable vauvert, 656 p., 23 €
Jean Baret, Mort. Le Bélial’, 400 p., 19,90 €
Stéphane Beauverger, Collisions par temps calme. La Volte, 128 p., 8 €
Le cycle de Syffe coche la plupart des cases de la fantasy classique : la longueur, un univers médiéval avec du surnaturel, l’aspect initiatique. Cependant, son protagoniste est autant un anti-héros qu’un héros. S’il accomplit quelques exploits au long des 2 000 pages déjà parues, c’est une fois grâce à un coup de chance, une fois en tuant un homme qui lui tourne le dos et la troisième dans une mêlée confuse. Il se retrouve bien plus souvent prisonnier, ou même esclave. Les guerres sont clairement dénuées d’héroïsme : « seules la logistique et l’information étaient réellement déterminantes pour l’issue d’un conflit », apprend Syffe de son maître. La défiance s’étend à toutes les formes de pouvoir : « un bon primat était peut-être pire qu’un mauvais ». Le protagoniste ne se sent bien qu’au sein de collectifs, qui peuvent être réduits à un duo ou dotés d’une hiérarchie limitée, mais l’important est qu’une circulation, des échanges, des tensions même, soient possibles. Elles donnent leur rythme au livre qui avance plus au fil des relations humaines que des événements. Le collectif le plus original est celui des Vars, des guerriers mercenaires issus d’un pays sans seigneurs, comme une Suisse désintéressée car les Vars envoient collectivement tout leur salaire dans leur patrie plutôt pauvre. À chaque fois, la dissolution du groupe est vécue comme un déchirement par le personnage. La séparation heurte douloureusement, comme la restriction de liberté. Syffe refuse de sacrifier la sienne. Il est prêt à des engagements, mais toujours dans une certaine limite.
Son caractère ou les circonstances le poussant souvent à la solitude, le cycle accorde une grande importance à la nature. Son univers est constitué de petits fiefs qu’on découvre au fil des voyages du protagoniste. Pour l’essentiel, ils pourraient être des provinces françaises. Le héros ne restant pas longtemps en ville, on marche et on pense avec lui dans une fantasy rurale qui donne le sentiment de la nature. L’écriture de Patrick K. Dewdney atteint au meilleur pour décrire la navigation sur une rivière, la paix de la campagne, la beauté d’un paysage ouvert. On est ému par la découverte d’un refuge religieux au sein d’une montagne glacée, le retour aux flambeaux du roi des Arces dans sa ville, la progression dans une forêt en guerre. Le rythme de l’introspection et de la marche donne à ces moments une ampleur qui n’est pas sans rappeler les voyages de Jacques Abeille dans des contrées à la fois familières et transfigurées.
Si Le cycle de Syffe est parfois dur, Mort de Jean Baret flirte avec le néant le plus noir. Le roman décrit une ville tentaculaire divisée en trois. Dans la première section, Mande-Ville, on consomme à tout va ; car la consommation, c’est la vie et la liberté. Au point qu’on écope d’amendes si on n’achète pas assez, et d’ennuis judiciaires si on se fait prendre à « passer du temps à des loisirs dont personne ne tirerait profit […] par exemple, lire de la poésie libre de droits du XIXe siècle ». De l’autre côté du mur, s’étend Algoripolis où chacun, confiné dans une pièce de 8 m2 est heureux. Les vies, presque entièrement numériques, y sont sainement équilibrées par des algorithmes garantissant le bonheur général. Attention, cependant, à ceux qui ne dépenseraient pas assez de temps de loisir ou de sexe, ou qui laisseraient mesurer leurs émotions négatives en transpirant trop. Ils risquent la mise en quarantaine, l’effacement numérique. Enfin, à Babel, le troisième district, on est libre de ses croyances à condition de croire. Et de pratiquer. La police pourchasse ceux qui n’ont pas fabriqué leur collier de nouilles mensuel : « Si Dieu vous demande de faire un collier de nouilles et que ça vous paraît idiot, vous n’avez pas à juger de Sa volonté. Telle est la base de toute religion. Croire sans avoir l’orgueil de penser pouvoir comprendre ».
Jean Baret pratique l’art de la répétition : les deux premières cultures étaient déjà celles de Bonheur et de Vie, les tomes précédents de sa trilogie Trademark. Les chapitres, décrivant alternativement les journées de chacun des trois protagonistes, commencent par les mêmes phrases. Ces répétitions disent la vacuité : « Il n’y a aucun sens à l’aventure humaine. Seulement des organisations sociales qui reposent sur une croyance partagée en leur efficacité » ; « Un marché, un État ou un culte ne sont […] que des outils de gestion enrobés de fallacieuses promesses ». Si animées qu’elles paraissent – on enchaîne les loops de danse virtuelle à Algoripolis, des hologrammes hurlent sans cesse à Mande-Ville ; en traversant Babel, on se fait aborder par des démarcheurs agressifs : « fais pas ta pute ! C’est Bouddha qui veut te parler de son Éveil, merde » –, les vies des trois personnages se délitent en une morne routine uniquement destinée à les emplir. Nul espoir. Au bout, la mort. Rien de plus.
Le comique, contrebalançant la répétition, rend la dénonciation dystopique supportable. Au prix, sans doute, d’une partie de sa force. À la philosophie, Jean Baret mêle la culture pop. Rasmiyah, l’habitante de Babel, prie Glycon, le dieu-serpent, suivant en cela les enseignements d’Alan Moore. Le collier de nouilles vient de Southpark, etc. Quant à la panique de Donald et d’une de ses connaissances cherchant désespérément des sujets de conversation légers afin de dépenser du temps de loisir, elle atteint des sommets d’absurde.
Mort pourrait n’être qu’une pochade ricanante pointant habilement les travers de nos sociétés, mais quelque chose de plus sombre et de plus profond se dégage de la radicalité littéraire avec laquelle Jean Baret martèle numérique, capitalisme et religions, tel un boxeur méthodique des quartiers de viande.
Depuis son fameux Déchronologue (2009), Stéphane Beauverger publie peu ; Collisions par temps calme ne déçoit pas. Deuxième titre de la collection « Eutopia », aux éditions de La Volte, cette novella se situe dans un monde similaire au nôtre, qui a cependant réussi à réaliser l’utopie. Une Intelligence Artificielle unique, Simri, veille au bien-être de l’ensemble de l’humanité. On n’est pas si loin de l’Algoripolis de Jean Baret, mais chez Beauverger l’humanité vit vraiment dans la paix, la beauté et le confort. Le héros, Sylas, habite une île avec son mari bien aimé, Kylian, et leur fille, Typhaine. Il combine la conception de voiliers d’avant-garde avec son travail d’analyste système chargé d’ausculter Simri car « c’est un des paradoxes de notre époque : nous reposer sur son infaillibilité sans jamais relâcher notre tutelle ». L’IA veille sur les humains qui veillent sur l’IA. Tout va bien. « Brave Simri ! », s’exclament les personnages à tout bout de champ. Mais le bonheur généralisé ne suffit pas à certains, un des collègues de Sylas se suicide et Calie, sa sœur, demande à vivre déconnectée, hors de la surveillance de Simri, ce qui implique la séparation d’avec le reste de l’humanité.
Sans révéler les zones d’ombre que même les IA portent en elles, précisons que l’utopie de Collisions par temps calme, comme presque toute utopie littéraire – on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments –, a ses aspects négatifs. Malgré sa bienveillance, elle correspond à une société du contrôle tolérant mal le non-conformisme. Stéphane Beauverger décrit avec subtilité un modèle ambivalent : bonheur possible au prix d’indispensables concessions, ou oppression molle ? On pencherait plutôt pour la première hypothèse, tant cet univers paraît plus raisonnable que le nôtre où « l’humanité en est arrivée à concevoir l’hypothèse de son extinction sans réagir ».
Cependant, plus qu’à la société imaginée, l’intérêt principal de Collisions par temps calme tient certainement à la finesse avec laquelle Stéphane Beauverger écrit ces contradictions, comme les relations entre les personnages. Les chapitres alternent entre matin et soir des mêmes jours, les premiers présentant le point de vue de Sylas, les seconds celui de Calie. Les mêmes dialogues sont ainsi rapportés deux fois, avec des nuances, manière convaincante de montrer les variations de la mémoire, et l’écart irréductible qui subsiste entre deux sensibilités, deux êtres, même quand ils sont aussi proches que Calie et Sylas. Collisions par temps calme installe dans l’esprit du lecteur sa fable, légère telle un navire profilé, aussi profonde et amère que les gouffres sur lesquels il glisse.
S’inscrivant dans des genres bien balisés – fantasy médiévale, dystopie, utopie finalement ambiguë –, ces trois auteurs hexagonaux font entendre chacun une voix personnelle pour quitter les sentiers battus et donner à leurs œuvres une dimension propre, où littéraire et politique se renforcent mutuellement.