Sur les ronds-points

Depuis 1968, les mouvements sociaux de grande envergure ont tous suscité une abondante production éditoriale à chaud. Au fur et à mesure que l’éloignement contribue à complexifier ou à infléchir le sens de l’événement, à relativiser sa portée ou, au contraire, à la réévaluer, cette production vieillit plus ou moins bien. L’heure sonne ensuite d’études ayant pris le temps du détour. Trois ans après le début du mouvement des Gilets jaunes, l’ouvrage de Pierre Blavier, Gilets jaunes. La révolte des budgets contraints, relève de cette catégorie.


Pierre Blavier, Gilets jaunes. La révolte des budgets contraints. PUF, 240 p., 18 €


Cette étude, qui se réclame des enquêtes de Le Play et des travaux d’E. P. Thompson et d’Alf Lüdtke, se fonde sur une enquête de terrain réalisée quasi quotidiennement sur plusieurs ronds-points d’un même département, dans le centre de la France, du début du mouvement, le 17 novembre 2018, jusqu’au 15 janvier 2019. Des questionnaires conformes à l’enquête nationale dans laquelle Pierre Blavier s’est inscrit [1] ont été soumis à une cinquantaine de participants dans l’objectif de systématiser les observations ethnographiques, et quelques entretiens ont été menés pour disposer de données plus approfondies sur le budget des familles.

Cette approche monographique, loin d’interdire des conclusions de portée générale, remet au contraire en question bon nombre de celles qu’on croyait établies ou, du moins, les nuance. D’abord parce que le département dont Pierre Blavier choisit de conserver l’anonymat tout en le caractérisant soigneusement s’inscrit dans la « diagonale du vide », en étant à ce titre représentatif de la géographie constitutive des premiers ronds-points [2]. Ensuite parce que l’auteur, qui n’ignore aucun des travaux préexistants, n’a de cesse de croiser ses propres résultats statistiques avec ceux qui ont été établis à d’autres échelles, pour attester de leur pertinence.

Gilets jaunes. La révolte des budgets contraints, de Pierre Blavier

Gilets jaunes à Kingersheim, Haut-Rhin (2018) © Jean-Luc Bertini

L’originalité de l’ouvrage tient à la volonté d’appréhender « la mobilisation sur les ronds-points […] comme un ancrage à la fois politique et socio-économique » là où la plupart des travaux antérieurs ont étudié séparément ses dimensions socio-économiques et politiques, en privilégiant le plus souvent les secondes. Car dans ce qui a constitué un retour au social au détriment du sociétal, politisation et conditions sociales ont été fortement liées.

Sa première partie, intitulée « Les blocages routiers, la politisation in situ » s’attache d’abord à la sociologie des acteurs, en tout point conforme à ce qu’elle est à d’autres échelles  : les Gilets jaunes sont ici comme ailleurs pour moitié constitués de salariés et d’employés ; les chômeurs, les précaires, les handicapés, les indépendants et les personnes récemment victimes d’un « accident de la vie » sont sur-représentés et les « mondes de la route » et du care, s’agissant respectivement des hommes et des femmes, pareillement. On tient couramment la précarité, l’isolement et l’émiettement qui caractérisent aujourd’hui jusqu’à l’organisation du travail pour des facteurs majeurs de dépolitisation, dans une large acception. L’approche anthropologique vient ici démentir l’apolitisme et la désaffiliation supposée de ces franges de la population qui semblaient à l’écart de la politique et de l’engagement. Les Gilets jaunes, loin d’être des « nouveaux venus » comme on les présente souvent, ont pour la plupart participé à des mouvements antérieurs n’ayant pas obtenu gain de cause : motards en colère, mobilisation contre la hausse de la CSG, rejet des 80 km/h, mouvement hospitalier, comme autant de « cicatrices mal refermées » ; la critique des syndicats ne saurait en outre masquer « l’omniprésence des syndiqués », écrit Pierre Blavier qui l’explique par la sur-représentation des professions de santé, caractérisée nationalement par un taux de syndicalisation en hausse.

Cette mobilisation qui résulte d’un enchevêtrement de mobilisations professionnelles antérieures ou concomitantes peut ainsi se lire comme une agrégation de mobilisations parallèles de milieux partageant des difficultés professionnelles similaires, reflétant la vaste crise du monde du travail qui se manifeste par des mutations rapides des carrières professionnelles et des difficultés à s’organiser sur le lieu de travail et à revendiquer de bonnes conditions de travail et d’emploi. « Mouvement des mouvements », en quelque sorte, selon les termes d’Ernesto Laclau, résultant d’une agrégation de demandes sociales insatisfaites qui, à un moment donné, constitue un front apparemment commun, caractérisé par un brouillage des clivages idéologiques traditionnels.

L’écosystème de l’étalement urbain qui caractérise les ronds-points, loin d’être un handicap, recèle, pareillement, des atouts. Alors que les grands mouvements sociaux victorieux ont historiquement toujours supposé la généralisation des grèves, l’étalement réticulaire permet ici d’entraver l’économie sur un autre mode, en contribuant aux reculs initiaux du gouvernement. La mobilisation sur cet ancrage territorial partagé qu’est le rond-point s’ajuste aux contraintes d’emploi du temps en donnant lieu à une sorte de roulement improvisé. Elle doit sa puissance de solidarité et d’intégration aux effets de voisinage et de proximité et constitue une plateforme de politisation diffuse mais franchement assumée.

Gilets jaunes. La révolte des budgets contraints, de Pierre Blavier

Un rond-point occupé par les Gilets jaunes (2018) © Jean-Luc Bertini

En 2004, un documentaire consacré à celles et ceux dont la photographie avait fait la une de Libération lors des manifestations ayant précédé le second tour de l’élection présidentielle de 2002 (La beauté est dans la rue de Jérémie Elkaïm et Stratis Vouyoucas) révélait que l’homme allongé sur le bras de la République de Dalou, jusqu’à atteindre son flambeau était… tailleur de pierre et qu’une jeune femme aux allures de Liberté selon Delacroix était… danseuse. Pierre Blavier montre pareillement qu’il existe de fortes congruences entre les milieux socioprofessionnels investis dans un mouvement social et ses formes d’action. Là où Nuit debout mettait en place de la communication médiatique ou des formes d’université populaire grâce à sa composition sociologique de journalistes et d’universitaires, les Gilets jaunes s’appuient sur des pratiques, des savoir-faire et des références culturelles inhérentes à leurs professions et aux milieux populaires : culture manuelle de la construction, « culture automobile omniprésente » permettant la gestion des flux automobiles, don caritatif, « culture du mariage » ou kermesse. Cette mobilisation, peu encadrée sur le plan institutionnel, l’a donc été par des modes de vie, constituant par là une « insurrection du système D ».

Nombre d’études, dont le récent ouvrage de Pierre Rosanvallon, mettent l’accent sur le rôle des « émotions » et du ressenti dans le déclenchement des mouvements sociaux contemporains (Les épreuves de la vie. Comprendre autrement les Français, Seuil). En reconstruisant le budget d’une fratrie à travers les entretiens évoqués plus haut, Pierre Blavier met à nu leurs fondements matériels, soulignant que l’insécurité qui frappe certaines franges croissantes de la société française n’est pas culturelle mais budgétaire. Les analyses développées dans la seconde partie de l’ouvrage montrent que la question du véhicule et des coûts y afférents ne se limite pas au seul moyen de transport, fût-il indispensable. L’automobile est, en effet, un élément structurant des trajectoires immobilières ascendantes des familles ici concernées et du système D qui leur permet de « tenir » en se « débrouillant ».

Dans cette « réaction à l’offensive contre le budget des familles » qu’est le mouvement des Gilets jaunes, c’est donc moins la pauvreté qui serait en jeu – les plus pauvres n’étaient pas sur les ronds-points – que les conditions de possibilité de la mobilité de la reproduction sociale et leur remise en cause. Ce mouvement met à nu l’existence de nouvelles formes de pauvreté qui tiennent moins aux revenus perçus qu’aux efforts qu’ils impliquent et au pouvoir d’achat qu’ils permettent. Des politiques qui, telle la taxation du tabac ou la réduction de la vitesse, paraissent en soi justifiées doivent à la structure de leur budget et à leur mode de vie d’avoir des effets cumulatifs. Elles remettent en cause des choix de vie dans le cadre des contraintes imposées par les ressources modestes et la part considérable des dépenses pré-engagées. L’action publique est vécue par là même comme une remise en cause d’une forme d’autonomie locale sur laquelle l’État empièterait. Aussi la mobilisation des ronds-points ne saurait-elle être réduite à une révolte fiscale. Elle charrie des enjeux plus vastes et plus complexes.

Fort de ces apports inédits, Pierre Blavier invite en conclusion à réfléchir à la pertinence des indicateurs socio-économiques existants et à en envisager d’autres pour rendre compte des conditions de vie, ajoutant que les enjeux budgétaires rencontreraient probablement d’intéressants points de comparaison internationaux à travers des phénomènes comme le Brexit, l’élection de Trump ou la montée des extrêmes droites en Europe. Est-il dès lors nécessaire d’ajouter qu’il ne s’agit pas là d’un livre de plus sur les Gilets jaunes ?


  1. « Enquêter in situ par questionnaire sur une mobilisation. Une étude sur les gilets jaunes », Revue française de science politique, vol. 69, no 5-6, 2019, p. 869-892.
  2. Hervé Le Bras, Se sentir mal dans une France qui va bien, L’Aube, 2019.

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