Entretien avec Jacques Abeille (1942-2022)

Jacques Abeille est décédé le 23 janvier 2022. L’œuvre de cet immense écrivain ne ressemble à aucune autre : dix romans et recueils de nouvelles, rassemblés aux éditions du Tripode, composent Le cycle des contrées. Sur ces terres imaginaires, des statues vivantes poussent, des filiations douloureuses se déploient avant de se perdre, et le bonheur du voyage et de la découverte se dit au rythme d’une langue qui allie l’amplitude à l’émoi des rêves. Sous le pseudonyme de Léo Barthe, nom qu’il s’était choisi, Jacques Abeille est aussi l’auteur d’une œuvre érotique. En 2018, il avait accordé un long entretien à la revue La Femelle du Requin, dont nous publions ici des extraits [1].

Entretien avec Jacques Abeille (1942-2022)

Jacques Abeille, chez lui à Libourne (2018) © Jean-Luc Bertini

En inventant le monde des Contrées, aviez-vous conscience d’entamer l’écriture d’une œuvre, d’un ensemble cohérent ?

Œuvre, c’est beaucoup dire. J’écris. Suffit-il d’écrire pour être écrivain ? Je ne suis pas un écrivain […]. Quand j’écris, moi, je dialogue avec un organisme de mots. J’essaie de comprendre ce qu’il veut. Il a le bec ouvert, ce petit embryon, et il faut le nourrir. Il me recrache certaines choses et en absorbe d’autres. Il peut m’entraîner très loin, je ne décide rien. Il me semble qu’un véritable écrivain, c’est quelqu’un qui a constamment l’initiative, qui décide, ce qui n’est pas mon cas.

Éprouvez-vous du plaisir à inventer ?

Oui, mais c’est assez difficile à définir. Cela me fait penser à la réplique du clown qui se tape la tête avec un marteau et s’exclame : « Ça fait du bien quand ça s’arrête ! ». Il y a tout de même des moments d’exaltation, quand ça vous saute à la figure ! L’organisme de mots dont je parlais, qui est un vivant comme un autre, réagit, accueille, répond : on a bien fait ce qu’il voulait. Je me sens plus près des fous littéraires que des écrivains. En lisant l’Anthologie de l’humour noir d’André Breton, j’ai découvert un personnage fascinant : Jean-Pierre Brisset, qui se prenait pour un savant. On y trouve aussi Raymond Roussel. Des gens qui écrivaient de l’intérieur. Roussel dans Comment j’ai écrit certains de mes livres explique qu’en écrivant, il voit « l’or de la gloire » qui coule de sa plume et il ferme alors les volets pour que rien ne lui échappe. Il n’est pas tourné vers le lecteur. Moi-même, je ne peux écrire que si je congédie le monde extérieur. Cependant, je ne suis pas sur des cimes d’où je ne distingue plus le bas monde. Soyons honnêtes, le phantasme du lecteur existe toujours, mais très lointain et, pour ce que j’en sais, cela a très peu d’influence sur ce que j’écris.

Dans ce cas, pourquoi publier ?

Publier, c’est la confirmation du point final. Ne pas publier, c’est comme une grossesse interrompue sans curetage, vous êtes encombré de quelque chose qui vous hante et qui n’en finit pas. La publication est la fin de l’aventure. Cet organisme de mots que vous avez choyé pendant quelques semaines ou trois mois, le temps que me prend la rédaction d’un livre, tout d’un coup vous quitte. C’est une rupture. Écrire pour moi, c’est rêver. On sait que les êtres humains ont besoin de rêver, toutes les nuits. Je suis un homme qui a besoin, avec une certaine régularité, d’un supplément de rêve dans le quotidien et qui insère ça dans la trame de ses jours, un peu subrepticement.

L’écriture limite-t-elle l’expression de vos rêves ?

Il me faut échapper à un abominable surmoi en écrivant. C’est pour ça que j’écris des cochonneries, des cochoncetés, disait une femme que j’ai fréquentée à une époque, et à qui j’ai même fait trois enfants. L’autre question qui s’est posée à moi est celle de la censure. J’ai mis peut-être trente ans à réaliser que, dans Les jardins statuaires, qui est quand même un bouquin décent, parler de statues revenait à mettre profondément en cause l’érection.

Si nous parlons d’érection, parlons du jaillissement initial. À partir de quand avez-vous eu besoin de rêver ?

Très tôt. Entre seize et dix-sept ans, je me sentais très singulier et j’ai rencontré Gérard de Nerval. […] Si vous êtes un adolescent malheureux à tous égards, que vous avez perdu votre mère qui vous a abandonné, et que vous êtes amoureux désespérément d’une jeune actrice, quand vous lisez Aurélia, l’effet est très violent. Depuis lors, j’ai accueilli mes rêves avec beaucoup d’intérêt et de vigilance. Or, ce qui m’est apparu très vite, c’est que raconter un rêve ne peut pas restituer la sensation de présence intense qui est vécue par le rêveur. Il fallait trouver une autre voie et je l’ai trouvée le jour où le rêve s’est mis à coïncider avec l’écriture, c’est-à-dire quand je me suis mis à ne plus écrire d’après un rêve mais sous la dictée du rêve. Il m’a fallu une bonne dizaine d’années pour arriver à ce résultat. […]

J’ai réalisé à partir de là que le rêve pouvait m’être donné dans l’écriture. En écrivant, je pouvais faire face à tout. J’ai eu souvent une vie plutôt pénible, je n’aurais pas survécu sans cette puissance de rêve. L’objectif principal de mes romans, d’une manière générale, c’est quand même d’être ailleurs que là où je suis. Le roman donne donc lieu à ce qui n’a pas de lieu. Globalement, c’est plus que de la compensation, c’est être ailleurs. Je suis ailleurs le temps que j’écris. Et ça me permet de prendre un deuxième souffle. […]

Peut-être que je reconstitue une enfance en écrivant. Je n’ai pas de nom, je me fais un nom : Léo Barthe, c’est mon vrai nom, c’est celui que je me suis fait. Mais pas dans l’acception glorieuse du terme. Je me suis forgé une identité. […]

Les enfants livrés à eux-mêmes adoptés par les barbares, ou la petite fille des Jardins statuaires, adoptée par le voyageur, est-ce lié à votre enfance ?

Dans Le cycle des contrées, la part de ce que j’ai vécu est énorme, mais ce n’est pas ce qui m’intéresse. Je ne sais pas si j’en aurai la force, car je décline sévèrement et j’en souffre, mais j’ai encore quelques pages à écrire. Or, dévoiler les mécanismes de ce rêve, ce n’est pas bon pour continuer à rêver. Il faut garder une certaine innocence.

Sans rentrer dans des considérations autobiographiques, vous avez évoqué Freud à plusieurs reprises. Quelle place la psychanalyse tient-elle pour vous, intellectuellement ?

Une place considérable. J’ai d’abord voulu être ethnologue, mais les conditions dans lesquelles je vivais et l’état de l’ethnographie m’ont fait bifurquer vers des études de psychologie, que j’ai abandonnées pour la philosophie. Ensuite, pendant une dizaine d’années, j’ai enseigné la philo. Mais à un moment je me suis aperçu que je ne pouvais pas nourrir femme et enfants avec un salaire d’adjoint d’enseignement, et j’ai passé l’agrégation d’arts plastiques. Sauf qu’une fois de plus j’étais décalé. Parce que je suis daltonien. Entre la psychologie et la philosophie, je me suis initié aux textes de Freud, l’un des grands chapitres de la philosophie étant la conscience. Ce qu’apporte Freud, c’est une pensée qui n’est pas consciente : nous pensons mais nous ne sommes pas conscients. Dans le rêve, nous sommes complètement effarés par ce qui nous arrive. De plus, et cela rejoint mon intérêt pour le surréalisme, la pensée de Breton et de ses amis est imprégnée de la lecture de Freud. Je suis imprégné de sa pensée comme je suis imprégné de celles de Platon ou de Descartes. Et je suis allé moi-même sur le divan mais très tard, passé soixante ans. J’en ai retiré, au bout d’un certain travail, que vous vous choisissez tel que vous êtes. Une femme m’avait dit : « Tu es incapable de croire qu’on t’aime. Donc tu devrais aller sur le divan. » Et à l’issue de la psychanalyse, celle qui n’arrivait pas à me convaincre qu’on m’aimait, pour bien me convaincre, m’a largué.

Entretien avec Jacques Abeille (1942-2022)

Jacques Abeille, chez lui à Libourne (2018) © Jean-Luc Bertini

Pouvez-vous nous parler de la naissance de ce rêve que sont Les Jardins statuaires ?

C’est encore une histoire de femme. Un jour, en Chalosse, c’est-à-dire dans la partie sud des Landes, j’ai vu un paysan voisin en train de biner un carré de courges dans son jardin potager. C’est un légume tellement plastique. Rien qu’en le travaillant, on pourrait créer des formes. Je me suis dit que c’était une formidable métaphore de la création artistique. La forme de la statue en puissance est dans le germe de la courge, il suffit de la traiter d’une manière un peu méticuleuse, et les statues poussent. Cela a mûri dans l’obscurité pendant dix ans. Je pensais à l’origine à un petit essai façon XVIIIe, dans lequel je développerais des propos sur l’art à partir de l’idée d’une efflorescence, un germe qui croît, pour constater que s’occuper d’art, être créatif, c’est uniquement toiletter ce qui monte, ce qui s’impose, ce qui surgit tout naturellement. Je ne me rendais pas compte que c’était aussi ma conception de l’écriture. Une dizaine d’années plus tard, je me suis retrouvé, en pleine canicule, dans une chambre assez moche du quartier de la gare à Bordeaux. J’étais tourmenté et je me suis dit que je devais faire quelque chose pour échapper à ce tourbillon de pensées obsédantes et pénibles. J’ai pensé à écrire mon petit essai sur les statues. J’ai commencé à écrire, et je n’ai pas cessé de l’été. Mais je me suis rendu compte que dans ces jardins, il n’y avait pas de femmes ! Comment parler d’un monde sans femme ? Je n’allais pas tout recommencer, j’ai donc décidé qu’elles allaient surgir à ce moment. Que si on ne les avait pas vues jusqu’à présent, c’est qu’elles étaient cachées. D’où l’idée de ce monde clos à l’intérieur des jardins, qui peut rappeler les béguinages. On a beau inventer les choses les plus farfelues, on s’aperçoit qu’elles existent dans la réalité. À partir du moment où j’introduis les femmes, je problématise mon propos. L’imagination démarre alors, prend le relais. Mon développement sage devait montrer le destin de l’artiste recueillant quelque chose à la croissance naturelle, mais qui un jour se retourne contre son créateur et le tue, l’étouffe. Avec l’apparition des femmes, il se passe autre chose, que j’accueille, qui vient contrarier ce que je me figurais pouvoir préméditer. À la fin, je me suis rendu compte que ça fonctionnait comme un roman feuilleton : à chaque fois que j’avançais quelque chose, comme l’absence des femmes, je me mettais à dire le contraire. Un autre exemple : on peut d’abord croire que toute la vie culturelle des jardins est figurée par les statues, puis on découvre l’importance des livres, ce qui expliquera d’ailleurs que le voyageur lui-même en écrive un. […]

Le thème de l’attente semble fondamental dans vos deux premiers romans, Les jardins statuaires et Le veilleur du jour…

Il faut reconnaître que les romans de l’attente, Le rivage des Syrtes, et avant Le désert des Tartares, s’inscrivent dans une tradition. Quand j’ai décidé d’écrire Un homme plein de misères, un livre d’après l’attente, d’après l’arrivée des barbares, j’ai eu sacrément la trouille : cela ne tient pas la route en terme d’économie romanesque et j’ai dû y aller en force. La plupart des romans, à commencer par les bons polars, sont une manière de broder sur l’attente. Que reste-t-il une fois  l’événement survenu ? Et moi, j’ai commencé Un homme plein de misères avec les barbares qui étaient là ! J’avais l’impression de pénétrer dans un monde interdit, que ça ne se faisait pas, et évidemment je me suis empressé de le faire. La joie de l’effondrement, du saccage, c’est un thème qui traîne dans toute la littérature du vingtième siècle. La bibliothèque est en feu !

En quoi le narrateur des Jardins statuaires est-il dangereux ?

Il précipite les choses. Il présente aux jardiniers une sorte de miroir d’eux-mêmes. N’y a-t-il pas quelque chose à payer quand on reflète une image plutôt favorable et qu’en même temps on porte un regard critique ? Qu’est-ce que ça coûte au fond de prendre conscience de sa valeur propre ? Concernant la condition féminine par exemple, le choix entre la clôture du jardin et le bordel est quand même très réduit. Je n’ai pas été capable de garder les femmes dans ces limites, d’où l’invention des cavalières, ces amazones anarchiques, qui vont galoper dans la nuit. […]

Dans Les barbares, à travers le voyage de Uen’Ord et de ses compagnons, y avait-il l’envie de revenir sur l’ensemble des territoires romanesques des Contrées ?

Oui. J’avais l’impression de ne pas en avoir fini avec Brice, avec Journelaime, avec Terrèbre. Je ne pouvais pas laisser les choses en l’état. Après l’occupation de Terrèbre par les Barbares, je voulais faire plus : aller chez eux pour voir… On n’a jamais tout dit. Ce remords a quelque chose de désespérant. […]

Dans Les jardins statuaires, les statues d’ancêtres qui reproduisent les traits d’un des jardiniers du domaine et qui annoncent sa mort, sont un autre mystère…

Que voulez-vous, quand vous êtes célèbre, il ne vous reste plus qu’à mourir… Le type qui se reconnaît sur la statue n’a plus qu’à mourir. Tout à coup, au hasard, la gloire lui tombe dessus et il en crève.

La gloire tombe au hasard ?

Oui. Rappelez-vous Montaigne : « Rien ne se fait que par rencontre ».

Propos recueillis à Libourne durant l’automne 2018 par Jean-Luc Bertini, Christian Casaubon, Gabrielle Napoli, Sébastien Omont, Laurent Roux.


  1. Le numéro 50 de La Femelle du Requin, qui contient l’entretien dans son intégralité, accompagné d’un dossier critique et d’un texte inédit consacré au Marquis de Sade, peut être commandé en librairie ou en suivant ce lien.

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