« Si vous voulez connaître la santé et le développement d’un pays, étudiez son système répressif » : c’est par cette terrible phrase qu’Éric Rondepierre commence son nouvel essai, La maison cruelle, consacré à la prison pour enfants inaugurée en 1836 en plein cœur de Paris : la Petite-Roquette.
Éric Rondepierre, La maison cruelle. Mettray éditions, 256 p., 20 €
L’existence de ce premier et rare exemple de prison panoptique sur le modèle du célèbre Panopticon des frères Bentham ayant été totalement occultée de la mémoire des Parisiens (j’avoue n’en avoir jamais entendu parler), Rondepierre a décidé de lui construire un tombeau, ce livre, allant jusqu’à écrire, dans son avant-propos, qu’il ne pouvait « laisser l’exercice de la mémoire se dissoudre à ce point », et qu’il allait prendre sur lui « de lui opposer un refus dont ce livre témoigne avant toute chose ».
L’écrit comme témoignage, c’est ce qui reste à faire quand tout est perdu, ou en voie de l’être, pour sauver la mémoire : plus jamais ça ! L’écrivain comme témoin ; cela a souvent été dit. Que ce soit lui, Éric Rondepierre, qui s’attaque à ce refoulé de notre mémoire ne surprendra pas ses lecteurs qui savent que l’artiste a été lui-même placé dans une maison pour mineurs à l’âge de onze ans – il a raconté son parcours personnel dans deux livres, Placement (Seuil, 2008) et Confidential Report (Le Bleu du ciel, 2017) – et qu’il a donc « été sensibilisé très jeune et très concrètement à ces questions » de l’enfermement (en particulier, celui des jeunes gens). L’auteur résume lui-même tout le projet de son livre : « Plus ma méditation prenait corps, plus je prenais conscience de l’extrême singularité de cette célèbre institution – qui n’a d’égale que sa disparition dans la conscience contemporaine ». Prolégomènes qu’annonçait déjà la première épigraphe du livre, une citation de Kierkegaard : « Si l’on veut étudier correctement la règle, il faut prendre à bras-le-corps une exception réelle ». Beau souci du livre qui s’attache à montrer en quoi cette maison fut si cruelle : « Un travail inutile ou absurde était le meilleur moyen pour anéantir un homme, fût-il le pire bandit » (leçon, déjà, de Dostoïevski).
Le livre nous apprend que cette nouvelle manière de prison pour mineurs fut considérée comme un indispensable progrès par des penseurs comme Gustave de Beaumont et Alexis de Tocqueville qui, revenant des États-Unis où le Nouvel Esprit de Philadelphie et sa prison modèle de Cherry-Hill les avaient conquis, n’avaient pu que se réjouir que cette solution nouvelle (incarcération en cellules privatives, punition par l’espace), qui seule permettrait d’éviter la contamination (déjà alors…) et les récidives (qui ne peuvent advenir que des mauvaises fréquentations, comme on sait), fût enfin adoptée : travail forcé 14 heures par jour et séquestration cellulaire le reste du temps, de nuit comme de jour. Plus de mélange, ni des corps ni des esprits. La chasse était faite à tous les fluides corporels, et au premier chef aux liquides sexuels, l’onanisme constituant la plus grande menace. Et voici donc qu’en France, en plein Paris, « ce que l’on refuse pour les criminels adultes, en considérant le système philadelphien “barbare” et “inhumain”, on le pratique pour les enfants » accusés d’être des “enfants criminels” ». Rondepierre met les points sur les « i » : « “L’enfant criminel” est un terme générique qui relève de la mythologie », et « il est très rare » ; en réalité, la plupart des enfants de la Petite-Roquette sont « seulement des enfants privés de soins, de bons conseils et de bons exemples », tout cela résultant le plus souvent de l’abandon consécutif soit à la mort des parents, soit à leur négligence (l’auteur a été lui-même victime d’un tel abandon).
En différents chapitres, Rondepierre décrit de manière approfondie l’extrême singularité (exception réelle) de la Petite-Roquette qui puisa, précise-t-il, son modèle dans l’apparat et les rituels de l’Inquisition : « À partir des années 1840, c’était la grande mode d’observer les détenus. Les citoyens du dehors venaient voir les enfants de la petite-Roquette. C’était tellement exotique. Ils les voyaient ne pas voir ». Extrême cruauté du dispositif benthamien, vraie perversion, les enfants devenant des choses, y perdant toute qualité de sujet. Rondepierre nous apprend qu’on ne les désignait plus jamais par leur nom ou leur prénom, mais par un numéro de dossier. Les projets totalitaires, de tout temps, ont toujours « joui » de couper des têtes (décollations réelles) et/ou des noms (décollations symboliques). Nier l’individualité, c’est tuer l’individu, l’un-dividus.
L’extrême originalité du livre, qui vient très visiblement de Surveiller et punir de Michel Foucault, et le prolonge, est cette thèse nouvelle, semble-t-il : l’idée même du confinement total en cellule individuelle trouve son origine dans le puritanisme protestant, celui des quakers américains de Philadelphie ; la cellule monacale, le noyau familial, la philanthropie moralisatrice, l’ascèse luthérienne, la Réforme et sa doctrine de la corruption totale qu’il faut corriger, etc., tout cela, très logiquement, devait nous mener à la cellule individuelle et au travail solitaire continu. Le diagnostic de Rondepierre est sévère : « Il y a un devenir prison de l’humanité. » Mais aussi : « Comment une prison d’enfants soumis au régime cellulaire – condamné partout ailleurs – a-t-elle pu fonctionner pendant presque un siècle, dans la patrie des droits de l’homme ? » La maison cruelle ouvre cette énigme en forme de plaie, s’adressant à nous tous, ses contemporains, comme témoins (indirects).
Remontant toujours plus profond dans les couches de mémoire de l’histoire de l’enfermement – écriture-palimpseste permettant l’anamnèse d’un passé refoulé parce que honteux –, Rondepierre fait resurgir de surprenantes « découvertes » (cruelles figures de pathos, pour reprendre une expression d’Aby Warburg). On apprend qu’au XIXe siècle l’enfermement sans jugement de sa propre progéniture n’était considéré que comme une « simple » « correction paternelle » (ainsi Jules Verne plaça-t-il son fils à la colonie pénitentiaire de Mettray) ; comme si, des lettres de cachet du XVIIIe siècle aux confinements du XXIe, le régime d’enfermement avait le plus souvent été la norme, et la liberté l’exception… On s’étonne d’apprendre que « ce sont les révolutionnaires français qui ont créé la prison comme peine ».
Du Code romain à celui dit Napoléon (Code civil et Code pénal), en passant par la législation des premiers empereurs chrétiens (plus clémente, c’est à noter), le droit barbare et les règles de l’atelier-monastère du Moyen Âge, une idée fixe : « la discipline au service de l’amendement ». Discipliner, corriger, contraindre ; puis punir. Qu’est-ce qui a changé, au fond ? Rondepierre conclut ainsi : on a changé « l’orchestration et les arrangements musicaux, mais la mélodie [est restée] la même […] les régimes changent, les bâtiments et les structures idéologiques demeurent ». Leur point commun ? Vouloir à tout prix éradiquer le Mal à sa racine. On sait, après Philippe Muray (dont Rondepierre est un fervent lecteur), que le XIXe siècle fut aux avant-postes de cet océan du Bien baignant dans un système répressif de plus en plus performant et cadenassé. Ce qui fut vraiment nouveau alors à la Petite-Roquette, c’est que l’architecte avait été « le premier exécuteur de la peine ; […] le premier fabricateur de l’instrument du supplice ».
On apprend, en lisant ce livre, que Rondepierre l’a écrit pendant les confinements de 2020 et 2021, et que « la superposition de la réclusion sanitaire du XXIe siècle avec le Confinement System du XIXe » l’a beaucoup « troublé » : « la grande peur de la contagion régit les conduites carcérales » ; « de derrière sa petite grille, l’enfant reçoit la lecture ou la dictée individuellement, dispensée à distance par le surveillant à l’autre bout du couloir alors que l’instituteur n’a qu’une fonction de contrôle » (invention de l’enseignement par Zoom avant l’heure…). Et, last but not least, « pour encadrer le tout : la surveillance mutuelle, la délation » : c’est que « le projet de contrôle total proposé par Bentham est tentant » ; mais ceci est une autre histoire…