L’enfance et la France des trentenaires

Sans chichi pourrait se résumer à ses propriétés : le premier roman d’une jeune plasticienne. Elsa Escaffre tente avec succès un livre mobilisant documents et jeux formels, sans craindre de ne pas correspondre à un certain ordre romanesque. Cela se parcourt à la manière d’une exposition sur un pays perdu, la France de Jacques Chirac, celle d’une enfance passée.


Elsa Escaffre, Sans chichi. Christian Bourgois, 192 p., 17,50 €


Une femme part faire une résidence d’écriture. Elle ne va pas nous raconter cette résidence mais la documenter. La mise en scène de ce protocole s’ouvre par la mort de l’ancien président de la République, dont l’écho dans la presse va être répertorié, archivé et tout du long agencé à un matériau parallèle : les souvenirs d’un grand-père aimé. Jacques Chirac et ses funérailles servent ici de point de soudure entre mémoire et présent. Dépolitisé à dessein, le mot « Chirac » devient une époque.

Sans chichi, d'Elsa Escaffre : l'enfance et la France des trentenaires

Sans lyrisme, le recensement de ces disparitions se transforme par concrétion en reconstitution d’un univers sillonné de Fiat Panda chargées d’enfants en K-Way jouant, bien entendu, aux Pogs. Le projet, muséal, a une dimension conservatrice. L’autrice le concède : « C’est encore dans la langue qu’on peut maintenir le mort vivant. » Mais il y a autre chose dans ce journal d’écriture où s’entend une réflexion sans ironie sur le statut de l’écrivaine « œuvrant » dans cette résidence nommée L’Usine. Habitée par la nostalgie de l’artiste fabricatrice, l’autrice narratrice affirme de son propre travail qu’il lui manque la compacité des matières brutes : « Je vois bien, à l’Usine, que les autres intérimaires plus plasticiens qu’auteurs, portent sur leur bleu de travail ou leur image cyanotypée, les stigmates de leurs œuvres. De mon côté, tout ou presque, reste impalpable, fuyant. » Face au deuil, le langage, en deux trop plates dimensions, se révèle insuffisant aux yeux mêmes de la créatrice.

Sortie d’un master de création littéraire, Elsa Escaffre aurait pu raconter dans un style soigné une suite de pertes : de l’innocence, de l’enfance, du grand-père et de cette France des années 1990 déjà mythologisée. Dans ce roman qui n’a pas été écrit, il y aurait eu de la pudeur, une forme brève, un éditeur à la mode et des métaphores chics. Tout cela, disons-le, n’est pas absolument absent de ce livre. Par bonheur, l’autrice se trouve aussi plasticienne et cette formation l’emmène sur des terrains nettement plus amusants et novateurs. Coupures de presse, composantes publiques d’un côté, éléments mnémoniques et privés de l’autre, font apparaître, petit à petit, le lien avec son enfance d’une Française « née en 1988 ». Venant d’un univers où l’on fabrique des choses, l’écrivaine porte son attention vers la composition, la structure et l’expérience sensible.

Sans chichi, d'Elsa Escaffre : l'enfance et la France des trentenaires

« Libération » du 27 septembre 2019

Pour faire exister de nouveau, Elsa Escaffre gonfle son texte – dont le titre est emprunté à celui de Libération au moment de la mort de Jacques Chirac, en 2019 – en l’enrichissant de caractères gras, en le faisant passer à l’italique, en offrant de pleines pages aux titres trouvés dans les journaux, en jouant sur les polices d’écriture. Variations typographiques, lettrage et mise en page forment ainsi d’intéressants grumeaux dans le cours des souvenirs, des notations. À force, les mots et les phrases deviennent des objets sur lesquels on peut, on doit, s’arrêter. Face au temps qui passe, il faut ralentir le flux narratif. Espace d’apparition de fragments de mémoire, de temporalités, de discours médiatiques, Sans chichi se visite plus qu’il ne se lit. On tourne autour de lettres, de symboles, de pages, comme autant de ready-mades. L’autrice n’assemble ni ne colle mais rassemble et collectionne des pièces dont la cohérence est celle de l’exposition. Par effet d’atelier, par exhibition de documents, en laissant le travail à vue, elle contrecarre la musicalité liquide du récit et, partant, retient l’écoulement du temps.

Face à la disparition, Sans chichi parvient à bâtir, « en dur », une digue contre l’oubli. Élégie contemporaine, le livre naît de l’édification de ce monument tangible, mémorial pour cet aïeul qui est l’autre nom d’une jeunesse enfuie. Cette construction baroque tient tellement du jeu que son arpentage fait oublier sa destination mélancolique.

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