Après un premier tome, en 2019, sur leurs premières années, les deux enfants du Nord Corinne Vandewalle et Serge Gruzinski poursuivent avec Libres tropiques le récit à deux de leurs aventures, qui témoigne aussi du vécu de toute une génération de baby-boomers. Leurs liens personnels restent solides, mais leurs chemins divergent : Corinne se laisse porter jusqu’en Inde par la vague hippie, tandis que les études de Serge l’orientent vers le Mexique.
Corinne Vandewalle et Serge Gruzinski, Libres tropiques (1968–1980). Fayard, 480 p., 25 €
Devenus grands, les deux auteurs poursuivent donc leur œuvre commune et retracent ici leurs années de jeunesse passées loin de Tourcoing et du Château-Vaissier. Leurs voix résonnent différemment, même s’ils utilisent tous deux le présent pour mieux faire revivre un temps révolu : Corinne a tous les talents d’une conteuse qui introduit volontiers dans sa prose alerte des phrases de la langue de tous les jours, donnant à son témoignage fraîcheur et naturel. Serge, dont la plume est tout aussi vigoureuse et sincère, analyse davantage les épisodes de sa vie, comme si la narration de son propre parcours était nourrie de sa pratique d’historien. Et pourtant, le livre qui naît de cette écriture alternée, où la double autobiographie devient chronique d’une époque, ne manque nullement d’unité : les souvenirs des deux auteurs se fondent dans le roman d’une douzaine d’années entièrement placées sous le signe de Mai 68, aussi riches d’espérances que de désillusions.
Corinne se détourne d’un avenir tout tracé, alors que son diplôme de « Sup de Co » Lille lui ouvrait toutes grandes les portes de l’entreprise. Serge, pour sa part, entame sa carrière universitaire après son admission à l’École nationale des chartes. Si différents que soient leurs choix à l’aube de leurs vies d’adultes, tous deux incarnent le nouveau désir de liberté qui s’affirme et prend le pas sur les anciennes valeurs de réussite. Rompre les attaches, voyager : tout jeunes encore, Corinne et Serge font l’expérience d’un autre monde, plus vaste, insoupçonné, où tout est matière à se laisser surprendre, à apprendre, à progresser. Car le récit de leurs trajectoires respectives loin du monde étriqué de leur enfance voit s’affirmer leurs personnalités, et tient aussi du roman de formation.
Même si aucun des deux ne semble y prendre part plus que de raison, les affrontements politiques contemporains de leurs années de jeunesse forment la toile de fond sur laquelle leurs souvenirs reprennent vie : révolution culturelle en Chine, Cuba et le Che, assassinat du président Allende, mort du général Franco, grève des ouvriers de Lip, occupation du plateau du Larzac, etc., sont mentionnés, par Serge surtout, comme un éclairage sur leurs vingt ans. Si Serge qui étudie à Paris se mêle aux « événements » de mai 1968, Corinne qui est restée dans le Nord ne fait qu’y assister de loin. Ce qui ne l’empêche pas de rêver comme les autres et de s’affranchir des contraintes, d’abord sans plan précis : « Sans trop savoir où j’allais, j’y allais ». Mais elle est attirée par les grands festivals pop de la fin des année 1960, participe en 1969 à celui d’Amougies, le « Woodstock franco-belge », et finit par rejoindre le mouvement hippie qui gagne la jeunesse européenne.
Ses expériences sont parfois douloureuses, mais elle est avide d’horizons inconnus et d’amitiés nouvelles. À Cadaquès, elle croise Salvador Dalí. Mais c’est lors de ses voyages vers l’Afghanistan, et surtout l’Inde et le Népal (dans des conditions parfois rocambolesques), qu’elle fait des rencontres décisives. Sa lecture de la Bhagavad-Gita la préparait peut-être à découvrir auprès des sages des bords du Gange que l’usage de la drogue – même douce – n’a de sens que s’il se double d’une initiation à la culture indienne et hindoue. Les chemins de Katmandou ne se limitent ni à l’insouciance ni au folklore, il s’agit désormais pour elle, suivant l’enseignement de son tout nouveau gourou Ganesh Baba, de devenir ce qu’elle a choisi d’être. Ce qui ne l’empêche pas de revenir aussi en Europe, dans sa famille du Nord ou en Angleterre, de tomber amoureuse, de tenter l’expérience de la vie en couple, et d’avoir un enfant. Corinne, transformée, dirige désormais sa vie comme elle l’entend, et sans jamais se renier : « Hippy un jour, hippy toujours ».
Pour Serge, la rupture avec le monde de l’enfance suit d’autres chemins. Il découvre d’abord l’Égypte, récompense offerte par son père pour son succès à l’École des chartes. Puis il séjourne à l’École française de Rome, passe par Séville avant d’aller accomplir son service de coopération au Mexique, dont il a fait le sujet de sa thèse de doctorat. À la différence de Corinne, sa découverte de nouveaux mondes et de nouvelles cultures passe d’abord par l’apprentissage théorique, le travail sur les archives, la littérature qu’il se met à dévorer, et surtout par le cinéma. Préparationnaire au lycée Henri-IV, il fréquente assidûment les salles parisiennes et se forge une culture cinématographique qu’il ne cessera plus d’enrichir. En 1969, les films de Glauber Rocha lui « infusent une envie irrépressible de connaître le Brésil » – mais sa boussole s’orientera vers le Mexique. Serge se convainc rapidement que la tête de pont que les grands voyageurs de jadis avaient établie entre l’ancien et le nouveau monde doit être conservée et renforcée, car aucune civilisation humaine ne se comprend indépendamment des autres. Apprendre la langue du pays où il séjourne lui semblera donc toujours indispensable.
L’émancipation de Serge passe aussi par la découverte de son homosexualité, qui est un autre lien entre son parcours individuel et l’évolution de toute une époque où, peu à peu, une orientation sexuelle traditionnellement réprouvée sort de la marginalité ou de la clandestinité pour être reconnue légalement (même si ce n’est évidemment pas le cas dans tous les pays). Quand Serge fait la connaissance de Tabaré, historien comme lui, à la librairie française de Mexico, il trouve l’amour de sa vie, mais aussi la personne qui va véritablement l’initier à la culture mexicaine : « nos étreintes m’ouvrent le monde qui sera dorénavant le mien ». Si Serge reste naturellement discret sur leur relation et la manière dont ils l’ont vécue dans le Mexique d’alors, il sait que son compagnon le lie définitivement à ce pays qu’il considère désormais comme « ce miroir, où j’apprends à découvrir qui je suis et ce que je deviendrai ».
Dans l’élan de mai 1968, Corinne et Serge ont donc quitté leur province du Nord pour élargir leur horizon, soit vers l’Orient, soit en direction contraire vers l’Amérique du Sud, et ils y trouvent tous deux une réponse à leurs quêtes. Corinne prend en Inde et au Népal la leçon de vie que l’Occident ne lui donne pas, et rapporte de ses voyages, telle une potion magique, la conversion mentale qui change son rapport au monde et aux autres. Les études de Serge le conduisent là où l’Europe a rencontré l’Amérique, et il confronte ses connaissances à ce qu’il voit. Devant l’exaltation des foules bigarrées lors d’une fête religieuse, il lui semble « frôler le monde dont chaque matin les archives [lui] livrent un écho assourdi ». Il apprend, il découvre en partie grâce à Tabaré que la civilisation occidentale n’est pas la quintessence du progrès, qu’elle voile derrière ses certitudes l’existence d’autres civilisations plus anciennes, mais pas moins dignes, et dont la redécouverte mérite le voyage.
Aujourd’hui que beaucoup de choses ont changé, Libres tropiques, référence à peine déguisée au Brésil de Claude Lévi-Strauss, associe comme le faisait ce dernier la réflexion aux expériences de voyage, et constitue un précieux témoignage sur une époque qui s’éloigne et déjà ne subsiste que dans la mémoire des anciens : l’Inde n’est plus le paradis d’inoffensifs hippies en rupture avec leurs familles, et on ne croit plus guère aux lendemains qui chantent. Le troisième tome de leurs souvenirs étant déjà annoncé, Corinne et Serge vont poursuivre leur expérience d’écriture originale où le récit d’une vie flirte avec l’ethnographie : on ne peut qu’être curieux de savoir comment ils ont vécu la fin du XXe siècle.