Jeanne d’Arc vivante

Johanne, le nouveau roman de Marc Graciano, raconte le voyage effectué par Jeanne d’Arc en février 1429, de Vaucouleurs à Chinon, où elle rencontrera pour la première fois Charles VII. Dans ces quelques jours mal connus, le romancier installe un merveilleux qui naît, non de la religion, mais de la jeune femme elle-même et de ses rencontres. Portée par une langue à la fois archaïque et intemporelle, la force de Johanne est telle qu’elle la soulève jusqu’au surnaturel. Après Liberté dans la montagne ou Au pays de la fille électrique, ce roman confirme que Marc Graciano est bien un grand écrivain de la route et du mystère, interrogeant ce qui, dans un monde sans Dieu, peut toucher au sacré.


Marc Graciano, Johanne. Le Tripode, 304 p., 20 €

Collectif, Graciano & co. Le Tripode, 80 p., 5 €


Johanne s’ouvre sur « L’enfance » de son héroïne, tout entière ramassée en une soirée où un voyageur, autour de la table familiale, conte aussi bien les saints que les bêtes, illuminés des mêmes miracles. L’homme dévide d’invraisemblables fariboles mais, comme il est « superbement inspiré, ravi en Dieu, fol-en-Christ », quelque chose naît de son verbe qui touche profondément l’enfant. À la fin du chapitre, en un passage de témoin, il donne à l’héroïne une médaille de saint Michel. Saint Michel qui sera l’une des voix poussant Jeanne d’Arc vers son destin. Johanne retrouvera la même liberté païenne pour célébrer une « messe des enfants » où elle mélangera animaux et sainteté.

Johanne, de Marc Graciano : Jeanne d'Arc vivante

Marc Graciano © Jean-Luc Bertini

Le trajet traversant principalement des terres anglaises et bourguignonnes, c’est-à-dire hostiles, Johanne est en grande partie un roman de la nuit. Une nuit d’hiver, froide et sombre, mais qui permet aussi de concentrer le récit autour de figures émergeant de l’obscurité comme autant de halos lumineux. Ainsi, Johanne suit dans une forêt une lumière fantastique qui se révèle être la lanterne brandie par un lépreux. Cet homme l’attend pour lui communiquer des opinions hérétiques qui la désarçonneront mais lui offriront une relation au sacré plus juste et efficace que celle portée par l’Église. Auparavant, Johanne avait reçu une autre leçon de la part du prieur d’une abbaye mal défendue et mal tenue. Le moine soutenait que les abbayes rentables et fortifiées allaient contre l’esprit de la Création, dans la mesure où elles s’opposent au partage. Il affirmait aussi que « Dieu était dans le Bien comme dans le Mal. […] qu’il n’avait aucune volonté, ni même aucune intention ». Le lépreux franchit une étape supplémentaire : « c’étaient donc les hommes qui avaient créé Dieu et non l’inverse ». Johanne commence par rejeter ces jugements qui minent sa vision du monde mais on sent dans les chapitres suivants qu’elle les a intériorisés, que, sans accepter totalement ces idées, elle se construit sur ces rencontres, qu’elle est ouverte à tout ce qui lui arrive. Comme les autres personnages, le narrateur ressent l’aura de Johanne. Plus que d’une dimension religieuse ou mystique, cette aura se nourrit de l’intensité avec laquelle l’héroïne envisage la vie et ses semblables.

Nous n’avons jamais vraiment accès à ses pensées, puisque c’est son valet, « ancien écolier de l’Université de Paris », qui raconte. Ainsi, le lecteur voit Johanne de la même manière que ceux qui l’accompagnèrent. Montrant sans juger, la langue de Marc Graciano se maintient sur une ligne de crête puisque chacun des treize chapitres est fait d’une seule phrase, avec de très longues incises, selon une temporalité permettant dans l’accumulation des virgules de dire un monde envisagé paradoxalement dans son présent, et non toujours dans ce qui va arriver. Le récit entre tout entier dans la beauté d’étangs en hiver, dans le passage d’une rivière, dans les nombreuses descriptions du froid. Plus que le parcours, compte le fait d’être en route, dans cette parenthèse entre deux milieux fixes où chaque rencontre, chaque détour du chemin, peut prendre la forme d’une révélation trouble.

On retrouve dans ce roman plusieurs motifs des précédents livres de Marc Graciano : l’importance du soin, que prodiguent le narrateur ou une vieille charbonnière aveugle ; des personnages iconoclastes aux discours déstabilisants ; un ours et une jeune saltimbanque dansant, déjà croisés dans Embrasse l’ours et porte-le dans la montagne et Liberté dans la montagne. Mais Johanne se distingue par son élan grandissant et de plus en plus joyeux ; un élan fondé sur la flamme du personnage principal, ouvrant sur un destin pleinement voulu et, on l’espère, sur de prochains livres portés par Johanne.

Johanne, de Marc Graciano : Jeanne d'Arc vivante

Graciano nous peint une jeune femme « étourdie de grâce », vivante, en colère et inquiète, y compris en nous donnant un aperçu de ce qu’il peut y avoir de confus dans sa vocation. Tout en dessinant une Jeanne d’Arc personnelle et inattendue, il fait ressentir le pouvoir d’entraînement et de conviction qu’a dû avoir une jeune paysanne pour jouer un rôle dans l’Histoire. Ce roman fondé sur l’enthousiasme, la générosité, le mouvement, est en même temps tendu par un questionnement métaphysique, transcrit dans les paroles de personnages apparemment simples, en mots qui effacent la frontière entre profane et sacré. Libérant une figure largement empesée par ses multiples représentations, l’écriture de Marc Graciano incarne le mystère de Jeanne d’Arc. Peut-être le mystère de n’importe quel être humain, poussé à un point d’incandescence supérieur.

En même temps que Johanne paraît Graciano & co, qui rassemble un long entretien avec l’auteur, réalisé en 2017 par la revue La Femelle du Requin, et des « échos » dans lesquels des écrivains – entre autres : Claro, Bérengère Cournut, Patrick K. Dewdney – disent l’importance pour eux de ses livres.


EaN a rendu compte de cinq livres de Marc Graciano : Le soufi, Le Sacret, Au pays de la fille électrique, Embrasse l’ours et porte-le dans la montagne et Enfant-pluie.

Tous les articles du n° 144 d’En attendant Nadeau