La voici, la traduction très attendue d’un ouvrage de Chris Wickham, l’un des plus grands médiévistes de sa génération. L’ancien professeur de Birmingham, puis d’Oxford, a nourri certains des débats historiographiques les plus importants des quarante dernières années (comme celui sur la « mutation » de l’an mil) et il est l’auteur de pas moins d’une douzaine de livres consacrés à l’Europe médiévale, parmi lesquels Somnambules d’un nouveau monde, consacré à l’émergence des communes italiennes au XIIe siècle.
Chris Wickham, Somnambules d’un nouveau monde. L’émergence des communes italiennes au XIIe siècle. Trad. de l’anglais par Jacques Dalarun. Zones sensibles, 272 p., 19 €
Spécialiste de l’Italie et de ses structures sociales – dans la plus pure tradition de l’histoire marxiste « vue d’en bas » –, Chris Wickham fait partie des happy few capables de s’extraire de leur période de prédilection (en l’occurrence, le haut Moyen Âge), mais aussi de leur champ disciplinaire, pour proposer une réflexion plus ample, susceptible d’intéresser autant les historiens qu’un large public. Il aura pourtant fallu attendre cette parution aux éditions Zones sensibles pour que l’un de ses ouvrages soit enfin traduit en français – preuve s’il en est que la France accuse encore en la matière un retard considérable (si l’on excepte, il est vrai, Communautés et clientèles en Toscane au XIIe siècle, que Wickham avait consacré aux communes rurales de la plaine lucquoise).
Il faut ici saluer non seulement l’initiative mais aussi le travail remarquable de Jacques Dalarun qui n’en est plus à son coup d’essai puisqu’il a, récemment, traduit le livre de Bill Jordan sur les convertis de l’islam sous Louis IX. On devine du reste ce qui a pu intéresser le médiéviste français dans ce nouvel opus paru en 2015 sous le titre énigmatique Sleepwalking into a New World, et qui souligne la créativité politique et institutionnelle des médiévaux, trop souvent associés au système féodal et à la royauté. En 2012, Dalarun avait en effet lui-même consacré un essai retentissant à la question de la démocratie médiévale, ou du moins des potentialités démocratiques de l’Église médiévale (Gouverner c’est servir. Essai de démocratie médiévale, Alma, 2012).
Le livre de Wickham recèle une autre actualité si l’on songe qu’il entreprend – après d’autres, vis-à-vis desquels l’auteur reconnaît volontiers ses dettes (Hagen Keller, Jean-Claude Maire Vigueur ou Renato Bordone) – la généalogie de cette forme politique si particulière que fut la « commune » et qui connaît aujourd’hui un regain d’intérêt lié à la pensée et au mouvement des « communs ». Évidemment, la fascination des médiévistes pour les communes italiennes nées à la charnière des XIe-XIIe siècles n’est pas neuve, et Wickham prend soin de revenir sur la riche historiographie du sujet, en insistant d’abord sur les raisons qui poussèrent les Italiens, puis les Américains, à se pencher sur cette histoire. Les uns parce qu’ils idéalisèrent longtemps l’époque antérieure à l’État dit « moderne », souvent perçu dans la péninsule comme un corps étranger imposé par des puissances extérieures, les autres parce qu’ils y virent le berceau du républicanisme et partant de notre modernité politique.
Wickham s’empresse de démolir ce mythe en rappelant combien les communes italiennes furent marquées par leur caractère aristocratique et oligarchique : les prétentions démocratiques des élites urbaines italiennes « n’emportent [donc] guère la conviction », d’autant que l’aristocratie se maintint durablement au pouvoir et que ses valeurs militaires dominèrent la culture civique jusqu’à la fin du Moyen Âge. C’est peut-être là que l’apport de Wickham est le plus important : dans l’étude sociologique de ces élites qui, sans prétendre à la prosopographie, prend appui sur quelques exemples typiques pour en retracer le parcours. Il parvient à montrer que, loin d’être homogène, le groupe social que l’on appelle militia et qui se caractérisait par le combat à cheval se laisse décomposer en trois strates ou trois « niveaux » (de richesse, de statut et d’influence), et constitue jusqu’à 15 % de la population urbaine. Le premier niveau est celui de l’aristocratie urbaine proche de l’évêque, dont le patrimoine foncier est immense ; le deuxième est celui des familles de cives (citoyens) dont la richesse est essentiellement urbaine et parfois même d’origine commerciale ; le troisième est celui des propriétaires fonciers les moins riches, qui comptent parmi eux des juristes.
À Milan, commune à laquelle Wickham consacre sa première étude de cas, l’élite urbaine est mixte dans sa composition, elle est à la fois juridique et aristocratique, et ce dès la fin du XIe siècle. Depuis longtemps déjà, elle se réunit, dans une assemblée que l’on appelle concio, arengo puis consulatus, et qui dans les années 1090-1100 gagne en indépendance par rapport à l’archevêque. Il faut toutefois attendre les années 1130 pour que la commune s’émancipe totalement de ce dernier et de l’empereur. Après 1138 (date à laquelle les sentences consulaires commencent à être conservées), il n’y a plus que 40 % d’aristocrates parmi les consuls. Les autres, des juristes ou des commerçants, sont issus du troisième niveau que nous évoquions plus haut. En témoignent d’ailleurs les noms moqueurs qu’ils portent parfois : Girardo Cagapisto, dont le nom signifie « chie le pistou », appartient ainsi à l’élite moyenne qui détient le pouvoir consulaire. De même, Oberto dall’Orto, sept fois consul, est un spécialiste de droit féodal. La fascination des juristes italiens pour le droit des fiefs montre d’ailleurs à quel point les valeurs militaires continuent de prévaloir dans cette société urbaine pourtant renouvelée.
Le développement de la commune urbaine à Pise, dont la cristallisation advient probablement vers 1110, est très différent. Si, comme à Milan, les membres de l’élite se réunissent en assemblée dès les années 1060-1070, le terme de « consul » fait son apparition dans un document de 1080-1085, à une époque où il est aussi question du communis consensus des citoyens, requis pour la démolition des maisons en ville. Mais il ne commence à désigner les représentants de la cité qu’en 1109, après avoir eu le sens beaucoup plus large de « personne éminente et active dans la vie publique ». Issus, pour les deux tiers d’entre eux, de seize familles seulement, les consuls pisans appartiennent surtout à la deuxième strate distinguée par Wickham, celle définie par des critères économiques (la richesse) beaucoup plus que par ses compétences juridiques ou par son emprise foncière en milieu rural.
À Rome (environ 30 000 habitants), les deux premières strates aristocratiques se comportent longtemps comme un seul groupe qui gravite dans l’entourage de l’évêque local, c’est-à-dire du pape. Celui-ci se repose sur l’assemblée du placitum, dont le rôle est de plus en plus exclusivement judiciaire, et sur quelques grandes familles comme les Frangipane pour encadrer l’autorité publique. Mais, à l’été 1143, l’élite moyenne composée de notaires, d’experts juridiques et de créanciers, renverse cette aristocratie et fonde une commune contre la monarchie pontificale. Singulièrement consciente de soi, cette création communale passe par la restauration d’un « sénat », calqué sur le modèle antique, mais repose aussi sur « beaucoup d’expressions vagues qui ne nous apprennent pas grand-chose », autant dire sur une idéologie antiquaire de pure rhétorique.
Chaque commune fut différente des autres, comme le montrent les micro-analyses du dernier chapitre consacrées à Gênes, Plaisance, Crémone, Venise, Florence ou Arezzo. Mais partout l’on retrouve les trois niveaux, les trois « couches sociales » de l’élite qui s’articulent et n’interagissent pas de la même manière. Partout également, la commune semble suivre le même processus d’institutionnalisation (assemblée – consulat – apparition de tribunaux réguliers – organisation autonome de la défense et de la fiscalité), conformément à l’idéal-type défini dans le premier chapitre. Cette phase de développement communal a d’ailleurs été peu valorisée par rapport à l’âge podestatal des années 1180-1220, peut-être parce que la commune y fut un organisme très informel, voire « latent » dans de nombreux cas, pour reprendre l’expression de Giuliano Milani [1].
À la question de savoir si ce modèle se diffusa dans toute la péninsule, Wickham répond qu’au mieux ce sont des cités voisines « qui s’empruntèrent régulièrement les unes aux autres le meilleur des expériences ». Les deux plus anciennes furent les deux ports de Pise et de Gênes où le régime communal s’installa vers 1110, puis vinrent les principales cités de Lombardie et d’Émilie (où les consuls, précédés d’assemblées, apparurent vers 1120), après quoi les cités de Vénétie, de Romagne et d’une partie du Piémont suivirent la Lombardie à quelques décennies d’intervalle ; et enfin les cités de Toscane intérieure et du reste du Piémont, ainsi que les cités périphériques de Vénétie orientale ou celles d’Ombrie et du Latium, connurent un développement plus tardif.
Il n’y eut donc aucune fatalité à la création des communes en Italie, et seuls les contextes locaux peuvent l’expliquer. Mais c’est sans doute aussi parce que ses principaux acteurs ne furent presque jamais conscients du caractère inédit de ce qu’ils étaient en train de faire – une thèse qui donne à l’ouvrage son si beau titre (les créateurs de la commune avançant comme des « somnambules » vers ce nouveau régime). « Quoi que les consuls aient pensé faire, ils ne s’imaginaient pas – sauf à Rome – être en train de contribuer à la fondation d’un nouveau monde. […] Ces gens ne savaient pas ce qu’ils faisaient et si tant est qu’ils l’aient su, ils voilaient leurs actions, même à leurs propres yeux, sous un imaginaire qui relevait d’autres systèmes politiques. » Est-ce parce que les médiévaux étaient aveugles à eux-mêmes et à leurs actions – encore que nous serions plutôt enclins à croire que leur réflexivité a laissé peu de traces écrites – ou parce qu’il en va toujours ainsi et qu’il est impossible de prévoir avec certitude ce qui subsistera d’une expérimentation politique ?
C’est une question à laquelle Wickham, qui réhabilite la courte durée en histoire (à contre-courant de ce que la majorité des médiévistes d’aujourd’hui font en travaillant sur un siècle ou plusieurs), ne répond pas directement. Il montre en revanche que l’aristocratie italienne était tournée vers le passé et n’avait donc aucune ambition révolutionnaire. Il dispense en outre, avec cette humilité qui caractérise les grands, une leçon de méthode de première importance lorsqu’il conseille de se méfier du raisonnement téléologique consistant à projeter sur les événements passés notre connaissance du présent. S’il est inévitable de vouloir restituer « les processus mentaux » ayant présidé aux actes et aux choix de tel ou tel groupe social, Chris Wickham invite à ne pas surinterpréter les intentions des acteurs et à valoriser la force du contexte, voire le rôle du hasard : « Même dans certains travaux très récents, le grand récit de l’exception italienne, centrée sur des cités-États, s’accompagne d’un ton triomphaliste lorsque les consuls apparaissent enfin dans la documentation. Mais ce fut en réalité une succession de hasards, de routes empruntées par des gens dont le regard était souvent tourné dans la direction opposée. »
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Giuliano Milani, I Comuni italiani, Bari, 2005.