Lacan et son contexte

Le 9 septembre 1981, la maladie l’emporta, Lacan mourut. Alors, celui à qui il avait donné mission d’établir l’édition de son Séminaire et de veiller à la transmission de son travail prit la relève du work in progress et se voua à en irriguer instamment l’expérience par le déchiffrage continu de ses conséquences. Quarante ans après, Jacques-Alain Miller, avec Christiane Alberti, donne à son désir la forme d’un hors-série (et hors format) de sa revue Ornicar ? Il l’intitule Lacan redivivus.


Christiane Alberti et Jacques-Alain Miller (dir.), Ornicar ? Lacan redivivus. Navarin, 480 p., 39 €


« Lacan était un original, il ne pensait pas comme les autres. Il argumentait, mais aujourd’hui encore ses arguments ont toujours quelque chose de singulier, de retors, qui […] ne permet pas qu’on s’identifie à lui, qu’on le prenne pour un semblable. […] Ce qui ne permet pas l’identification avec Lacan, c’est […] le fait qu’il se déplace toujours dans son enseignement ; il reconsidère, reconfigure ce qui précède à partir du hic et nunc, à partir du présent, et par rapport à ce qui peut arriver demain [1] ». Ainsi Jacques-Alain Miller introduisait-il le thème de travail de l’Association mondiale de psychanalyse (AMP) sous le titre « Semblants et sinthomes » en vue de son septième congrès (2008).

Dans ce hors-série coexistent, certes pas toutes, mais de nombreuses facettes de celui que Jacques-Alain Miller a nommé « le tout-dernier Lacan [2] » avant d’en écrire la vie – une vita breve en 2010 [3]. L’adjectif latin que l’anglo-américain s’est approprié, redivivus, en est la frappe, ancienne et moderne. Ancienne car des archives inédites éclairent de grands pans du « passé », tandis que les lignes qui composent le plan de Fano semblent inviter la fourmi familière de l’unilatère bande de Moebius (voir la couverture du Séminaire, livre X, L’angoisse, Seuil, 2004) à une danse plus que contemporaine : vertige garanti pour beaucoup – ou énième répétition du traumatisme, ou occasion d’une compréhension nouvelle. À chacun de prendre son tour, d’effectuer ses tours et détours dans ce livre qui ne s’ouvrira que pour lui, et sa gouverne.

1. Manuscrits de Jacques Lacan

Un départ de rêve

Oberammergau, réputé pour ses Lüftlmalereien, l’est aussi pour le Jeu de la Passion qui commémore le ravage de la peste au début du XVIIe siècle. Le catholicisme est chevillé au corps d’Oberammergau comme tout le sud de la Bavière. À cette enseigne qui figure sur la couverture du précieux petit carnet dont le fac-similé nous est donné, l’analysant du début des années 1930 se livre à la discipline freudienne qui veut qu’on accommode sur le texte du rêve-rébus et non sur les images ; donc il transcrit, et le lecteur, s’il veut ne pas être aveuglé ou sidéré, est prié de fermer un œil pour avoir une chance de lire ce qui s’est, là, écrit. Je n’en citerai qu’une bribe de phrase : « je découvre à l’intérieur de mon prépuce un petit poulpe… ».

Cet écrit, demeuré à l’état de brouillon conservé dans ce qui est devenu les « archives Lacan », tient la promesse de son titre. « [B]ien des fois », Lacan « [a] recommencé […] cet ouvrage », démontrant la difficulté affine à l’objet qu’il s’agit d’installer, quelque chose qui n’est pas donné, à savoir l’espace où puisse se tenir un propos spécifié entre l’opinion et la science. La psychanalyse dérive de « l’événement Freud » – lequel n’est pas sans lien avec le « phénomène Freud », et le long feu de cet incroyable surgissement l’expose à la t’erreur commune des usages les plus dégradés, sinon à la « forfaiture » qu’emporte son « détournement à des fins qu’on peut dire privées », sous la guise du psychanalyste, donc, pour peu que quelques-uns soient animés du désir de subvertir ce destin.

Nous sommes alors à la charnière des deux premières époques de l’enseignement que Lacan délivre aux psychanalystes – les patentés, les futurs, les non- –, Sainte-Anne et l’ENS-Ulm. Sur le métier, s’éprouve la difficulté à frayer un « nouveau chemin de pensée ». L’auditeur est ainsi mis au défi d’atteindre le psychanalyste, par sa propre mise dans ce tissage : « moi d’abord […] je m’offre à ma mise en question », moi n’étant pas sans « le psychanalyste » – à ne pas confondre avec un qui est ou serait celui-ci ou celle-là.

2. Présentations cliniques

On croit entendre Lacan, le voir se repérer, s’orienter dans le concert des voix qui l’ont précédé pour y situer ses interventions comme autant de balises, et tout ça avec un naturel confondant, parlant comme personne la langue de tout le monde, et saisissant, si elle se présente, l’occasion de parler celle du malade.

3. Documents et correspondance

Jeunesse

Longtemps purloined, la lettre au père arrive à destination. Le goût de la phrase concise est là sous la forme des « aphorismes », vecteurs de transmission même s’ils sont « disjoints » des développements dont ils sont les pointes ; ils marquent l’entrée et la sortie du champ freudien, procédant par l’énigme et y retournant, non sans favoriser une première approche de sa topologie sur laquelle toute aperception simple se fracasse, accompagnée du bruit de casserole des calomnies et autres racontars dont l’esprit qui toujours nie (par ailleurs) raffole.

Échanges

Paraît Ferdinand Alquié, seul parmi d’autres. Il est l’un des dédicataires de l’unique sonnet que Lacan nous ait laissé, l’homme du désir d’éternité. Lacan l’apostrophe, avec chaleur, précision, il l’adjure, même, et plus il accumule de formules plus revient l’écho de sa singulière équation, devant laquelle on s’incline, dont on s’écarte ; « on », ici, c’est Alquié, comme si le regard de l’homme à qui ces lettres s’adressent avait le pouvoir d’en faire saillir le chiffre.

Vie privée

Elle existe, plus privée que jamais, quand l’expérience de l’analyse qui colmate la barre d’ordinaire poreuse entre les vices privés et les vertus publiques la réduit à sa plus simple expression, qui permet qu’on l’expose sans outrage. En témoignent trois longues lettres au frère, de 1953, intimes, poignantes, où Lacan est aux prises avec les conséquences de ses choix de vie, et deux autres, de 1962 et 1966, allégées. Dans l’intervalle, on saisit comment Rome a cessé d’être Rome pour Lacan, et comment elle est en passe de faire de lui le baroque qu’il finirait par avoir toujours été.

Ornicar ? Lacan redivivus : Jacques Lacan et son contexte

4. La famille

C’est au tour des descendants de paraître, uno por uno. À chaque fois, un tour de force. Lacan pousse à se surpasser. Jacques-Alain Miller clôt la série dans une conversation avec France Jaigu, y révélant à qui veut savoir quelques actions, réactions, exactions, des uns et des autres ayant engagé leur nom dans le mouvement analytique. Il y donne les coordonnées de ce qu’il nomme « trahison… » parce que l’heure est grave, que l’oubli menace de tout recouvrir et que l’alliance du mensonge avec la force de conviction peut nuire gravement à la psychanalyse.

Trahison pour trahison, il importe de prendre acte de ce que l’histoire ne sourira pas de ce que Socrate et le Christ sont morts pour l’espèce humaine, car elle n’a pas la bêtise de l’ange. Nathalie Jaudel le démontre, avec précision et détermination. Aussi nettement qu’un « petit poulpe » s’est logé sous le prépuce du pénis du rêveur nommé Lacan, un quelque chose ronge la recherche de l’historienne autoproclamée de la psychanalyse, comme si amour et désaccord ne pouvaient faire bon ménage sitôt qu’il s’agit de l’homme nommé Lacan, alors que cette vie folle d’impatience et de fantaisie et par lui dévolue à l’amour authentique et à la dignité du lien social témoigne du contraire pour les temps qui viennent ; enfin, elle reprend ses couleurs.

5. En analyse

Un florilège composé de trois brèves et d’une plus longue, signée Éric Laurent, dont la longueur s’éclaire de la fulgurance de sa fin, appelle lectures et relectures.

6. Vie quotidienne

Les proches, les familiers, en vue ou dans l’ombre, toujours plus vrais que vrais : authentiques.

7. Ponctuations

Savantes et savoureuses.

8. Références

Nombreuses, sans prétention à l’exhaustivité.

Ainsi, l’homme n’est pas mis à la question, mais le psychanalyste est mis en question. À tout bout de champ.

Lacan n’est pas contenu dans cet intérieur, sinon par son pari sur le lecteur : l’amoureux, l’érudit, le curieux, le profane, cet honnête homme né avec les prodromes de « la science » dont on saisit la fragilité dès lors que le savant, sans la psychanalyse, ne peut faire retour à sa propre discipline, laquelle, par définition, le rejette comme sujet. Qui entend mettre, non pas tel ou tel scientifique, mais le scientifique en question risque de se trouver surpris de croiser dans son champ des ondes freudiennes ; pourquoi ne prendrait-il pas goût à la compagnie des « épars désassortis », particules élémentaires qui animent leur mouvement, à rebours du goût du jour ? Sans doute, qui ne voudrait le progrès, sans rien vouloir savoir du malheur et de la misère qui l’accompagnent ? Mais qui voudrait, de quelle obscure volonté, en cantonner les rejets aux psychanalystes formés à cet exercice en bons spécialistes, supposés savoir se taire et se tenir jusqu’à élimination du dernier d’entre eux ?

Que veulent, dès lors, les psychanalystes, sinon donner corps au rebut, fin mot de la civilisation désormais en crise permanente, pour faire lien entre les cœurs battants contre le pire ?

Lacan nous dispose à apprendre encore de lui et par lui, ce que psychanalyse encore signifie au présent, sous « la condition peu commune, qu’un nouveau chemin doive se tracer de ses effets suspendus, [ce qui l’]oblige à recommencer ce chemin chaque fois [qu’il] y repar[t] ». Tel le juif dans le concert des nations, ailleurs toujours, il arrive au psychanalyste, confronté à l’inconfort paradoxal dont les persécutés jouissent entre deux pogroms, de croire qu’il lui est permis d’oublier que vivere non necesse est. Pourtant, chaque matin d’un monde qui n’a plus rien de commun avec aucun hier, il lui faut se réveiller, apercevoir, opérer.

Cette reviviscence de Lacan tombe à pic pour rappeler à chacun en quel spirituel exercice consiste le désir impossible d’être contemporain de soi-même. Il y faut quelques autres, si autres ces autres consentent à se faire, à leurs risques. C’est ce qui donne au loisir de « l’École de Lacan » une chance de trouer l’épaisseur du temps – j’entends encore la voix de Jacques-Alain Miller prononcer, il y a trente ans, cette formule, « l’École de Lacan », pour nommer l’ensemble de celles et ceux qui sont décidés à ne laisser personne les intimider ou oser leur enjoindre de se couper de leur responsabilité dans la conduite de leur vie, intranquille et déduite de leur expérience in progress.

Le décryptage des archives Lacan, et son instrument trans-, le cartel, sont à l’agenda du psychanalyste en question, sur la brèche même, sachant que, comme l’écrivent Michael Ferrier et Kenichi Watanabe dans leur dernier livre, « la réalité disparaît, quand il n’y a pas de mots pour la dire ».


  1. Jacques-Alain Miller, « Semblants et sinthomes », La Cause freudienne n° 69, 2008, p. 124-131.
  2. Jacques-Alain Miller, « Le tout dernier Lacan » (2006-2007), L’orientation lacanienne.
  3. Jacques-Alain Miller, « Vie de Lacan », La Cause freudienne n° 79, 2011.

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