Parmi les leitmotive de l’œuvre abondante de Murakami, l’un des plus représentés et des plus constamment étranges est celui de l’identité. « Qui suis-je ? », avec sa connotation d’angoisse, cette question posée par Blaise Cendrars à la fin d’un des plus beaux romans de notre XXe siècle, Bourlinguer, on la retrouve au cœur de l’histoire de la plupart des personnages fictifs d’une trajectoire d’écrivain qui, depuis Écoute le chant du vent (1973), entretient l’incertitude sur la solidité des événements rapportés par un narrateur flou (ou fou).
Haruki Murakami, Abandonner un chat. Souvenirs de mon père. Illustrations d’Emiliano Pozzi. Trad. du japonais par Hélène Morita. Belfond, 82 p., 17 €
Haruki Murakami, Première personne du singulier. Trad. du japonais par Hélène Morita. Belfond, 151 p., 21 €
Mais, au fil de ces deux livres très récents (2019 et 2020) et alors que Murakami vient de dépasser la soixante-dixième année, l’interrogation se fait plus explicite, plus anxieuse aussi. Jusqu’au point d’introspection qui oblige à recourir à l’autobiographie, comme le montre Abandonner un chat, où l’écrivain assume son jeu (son Je) en essayant d’exorciser une relation conflictuelle avec le père via des souvenirs de petite enfance d’abord (le retour d’une chatte que le pater familias était allé perdre pour des raisons obscures, en compagnie de son petit garçon affligé, et qui est revenue à la maison au grand soulagement dudit père rempli de remords), puis de plus en plus proches de la disparition d’un homme que le romancier adulte avait perdu de vue pendant plus de vingt ans.
Pourquoi cette longue rupture, qu’une ultime conversation près du lit de mort ne rédimera pas ? La cause en est peut-être une horrible suspicion : et si mon père, né dans une famille de prêtres bouddhistes responsables d’un temple et mobilisé en 1938 dans un régiment d’infanterie avait en fait rejoint son unité dès décembre 1937 et ainsi participé à l’une des actions les plus abjectes de la soldatesque japonaise, le sac de Nankin ? Supposition dont la fausseté, connue tard, soulagera le cœur mais sans pouvoir recoller les morceaux d’une jeunesse perturbée.
Le lecteur, même fan de Murakami, pourrait considérer ces précisions et d’autres concernant les drames internes d’une famille japonaise pendant la guerre et l’immédiat après-guerre (Murakami est né en 1949) comme un peu oiseuses et en tout cas d’une mince pertinence littéraire, d’autant que ce type de recherche revêt ici un aspect documentaire plus journalistique que romanesque. Pourtant, ce serait une erreur car l’enquête menée par l’écrivain éclaire d’une façon aiguë le thème secret de l’incommunicabilité qui court tout au long de l’œuvre : extrême difficulté des rapports humains, condamnés le plus souvent au silence, d’où la quasi-impossibilité de se faire une idée nette de la personnalité réelle de tant de premiers rôles, dont le statut, problématique, fait à la fois la frustration et la fascination du lecteur.
Ou plutôt, si les personnages des fictions du maître japonais de l’équivoque psychologique sont pris dans une sorte de brouillard empêchant d’accéder à ce qui est peut-être leur moi (qui se dissout parfois en présence fantomatique), ce trouble n’est-il pas dû à leur narrateur qui lui-même n’est jamais assuré pleinement de sa propre réalité ? Comme chez Cendrars, « qui suis-je ? » affecte ici d’abord la voix narrative, et cette particularité simultanément décevante et excitante apparaît clairement dans les textes courts, qui semblent eux aussi largement tributaires de l’expérience du Murakami en chair et en os, rassemblés dans Première personne du singulier.
Tout n’est pas d’égale qualité dans cet ensemble. Plus exactement, et comme il fallait s’y attendre malgré la dénégation initiale (hors texte mais elle doit venir de Murakami en personne, non sans une intention sarcastique : « Ce livre est une œuvre de fiction […] fruit de l’imagination de l’auteur »), il est évident que nombre de ces nouvelles, sinon toutes, reposent sur des souvenirs intimes à peine transposés (études médiocres de l’auteur, connaissance approfondie de la musique, notamment du jazz, passion pour le baseball et en général pour les sports d’équipe), et il est inévitable que celle qui dépend le plus lourdement de la mise en fiction de ce « vécu » (« Recueil de poèmes des Yakult Swallows », consacrée à une équipe de baseball locale) soit aussi la plus faible : « Raconte pas ta vie » , disait Prévert à son pote Marcel Duhamel, alors directeur de la « Série noire ». À de rarissimes exceptions près, le récit de vie incite à une littérature au rabais.
En revanche, certaines des sept autres nouvelles du livre égalent les meilleurs passages de Kafka sur le rivage (Belfond, 2006) ou de L’incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage (2014), dont les héros singulièrement déboussolés sont inoubliables. Or chacune d’entre elles met en scène un Je narrateur qu’une aventure au départ commune et même insignifiante amène à douter de la réalité, non seulement celle qui l’entoure mais la sienne propre.
Dans « La crème de la crème », cette expression en français dans le texte illustre la leçon obscure reçue d’un vieillard inquiétant par un étudiant narrateur qui se croit victime d’une mystification et sera incapable de décrypter le sens de la formule, aussi bien dépourvue de sens. Dans le merveilleux « Charlie Parker plays bossa-nova », un morceau inédit est joué au saxophone par le Bird mort et son disque posthume retrouvé dans une boutique mais, vérification faite, l’enregistrement n’a jamais eu lieu. Une auberge miteuse en montagne offre au narrateur la chance de passer toute une soirée en compagnie d’un singe qui parle et dont le hobby est de voler à de jolies femmes dont il est l’amoureux platonique une partie de leur nom dont elles ne parviennent plus à se souvenir (« La confession du singe de Shinagawa »). Dans « Première personne du singulier », qui donne son titre au recueil, il suffit au narrateur d’endosser un costume qu’il croit chic mais ne porte jamais pour qu’une femme le reconnaisse aussitôt (faussement ?) pour l’auteur d’un crime sadique qu’il a soudain une peur vague d’avoir commis dans une vie parallèle. Est-il bien lui, ou un autre ? L’apparence peut-elle changer un homme du tout au tout ?
Les créatures qui se manifestent sans crier gare et disparaissent sans préavis, qu’elles aient ou non un aspect ordinaire, émanent d’un fantastique intérieur peu rassurant et mettent profondément en question la stabilité de celui qui narre et prétend avoir vécu ces aventures. Est-il, comme l’auteur lui-même le confesse, un rêveur impénitent, a-t-il inventé dans un état second, alors qu’il a à ses propres yeux l’air si banal, des êtes ou entités qui lui ont échappé ? Ou bien, comme tant de Japonais, croit-il si fort aux fantômes qu’il a conquis le pouvoir dangereux de les matérialiser le temps d’une rencontre ?
Cette labilité du réel, dépourvue de la possibilité d’une lecture morale (ce n’est pas Dr Jekyll et Mister Hyde qui surgissent ici des bas-fonds de l’Angleterre victorienne et de ses péchés), pourrait n’être que l’effet d’un malaise vagal imparfaitement maîtrisé. Elle témoigne plutôt des hantises d’un marionnettiste, virtuose de l’apparente simplicité, qui sait allier l’observation minutieuse des êtres et des choses à une sorte de permanente inquiétude portant sur les dérapages possibles de sa riche imagination. Dérapages qui font évidemment tout le charme d’une écriture faussement bonhomme et véritablement perverse.