Séance privée avec Petr Král

Poète, Petr Král (1941-2020) l’était assurément. Il l’était dans son écriture poétique et dans ses écrits théoriques, mais il l’était aussi dans sa manière de vivre et de traquer la poésie dans la trame même des choses. Il ne l’était pas moins dans le regard qu’il portait sur le cinéma, dont il avait une connaissance approfondie, acquise à la Famu, l’une des meilleures écoles de cinéma au monde, à l’origine de la Nouvelle Vague tchèque dans les années 1960. Critique d’une grande pertinence, il aura publié plus d’une centaine de textes dans la revue Positif et écrit sur le burlesque des essais qui font date.


Petr Král, Le burlesque ou Morale de la tarte à la crème. Préface de Michel Ciment. Lurlure, 416 p., 25 €


Comme l’écrit Michel Ciment dans sa préface à cette réédition, « son goût pour les burlesques hollywoodiens le conduit à publier deux ouvrages magistraux de 700 pages au total, Le Burlesque ou Morale de la tarte à la crème (1984) et Les Burlesques ou Parade des somnambules (1986), devenus des livres de référence ». Si Petr Král connaît parfaitement les techniques du cinéma, s’il peut en spécialiste « démonter la poupée pour contempler de près son mécanisme », ce n’est pas par ce biais qu’il évoque le burlesque dans son livre. Il préfère l’approcher par la poésie telle qu’il la ressent, dans « la chair des images », attentif aux moindres détails que révèle la caméra, parfois à l’insu du cinéaste, et au jeu des acteurs qui sont des somnambules dans un scénario s’improvisant bien souvent au fur et à mesure de l’enchaînement des sketchs. Le burlesque est pour lui un formidable tremplin pour rêver en « passionné sauvage », dans le film lui-même et autour, réinventant, grâce à la magie du cinéma et dans son propre imaginaire, l’ambiance fantasmée des Années folles qu’il n’a pas connues mais dont il est un nostalgique et qu’il considère comme un paradis perdu de la modernité.

Il convient toutefois d’éviter tout malentendu. Le cinéma dont l’écrivain parle n’est pas un cinéma intentionnellement poétique comme pouvait l’entendre par exemple Cocteau. La fameuse formule de Marcel Duchamp, « ce sont les regardeurs qui font les tableaux », peut tout aussi bien concerner l’art cinématographique et, s’agissant du burlesque des années 1920 qui sollicite essentiellement l’œil, le son n’intervenant que comme accompagnement musical, le jazz essentiellement, Král la fait sienne et l’applique avec bonheur. Le cinéma est « une histoire personnelle ». S’il regarde un film en poète – il y a aussi chez lui une vision métaphysique, voire sociologique –, c’est bien de la poésie qu’il y trouve, celle-ci étant, dans la conception qu’il s’en fait, une dimension du regard, dans un rapport étroit entre l’objectivité et la subjectivité, entre la « chair du monde », ou sa représentation dans les images, et l’imagination.

Le burlesque ou Morale de la tarte à la crème, de Petr Král

Buster Keaton dans « Le mécano de la Général » (1926)

Ce qu’il aime dans le cinéma, c’est que la réalité, même maquillée en décor, y est présente en tant que telle et se prête ainsi aux interprétations plus ou moins inconscientes des spectateurs, alors même qu’ils suivent un récit qui se déroule sur l’écran. Ainsi qu’il l’écrit : « Les êtres, les objets, les décors réels qui lui servent de support sont toujours plus riches que le discours auquel le cinéaste cherche à les intégrer ». Ces éléments que l’on pourrait croire marginaux comptent pour lui tout autant que l’histoire et parlent derrière le film et même dedans, parfois contre lui ou au contraire en lui donnant une dimension esthétique et en se prêtant à une interprétation inattendue qui vient s’ajouter au contenu manifeste.

De la même façon, Král prête une attention toute particulière aux imperfections qui apportent un surplus de sens ou de présence. L’utilisation du noir et blanc renforce par contraste « la matière, la texture, les traits et l’expression d’un visage ». Les truquages, aussi maladroits puissent-ils paraître, révèlent une fraîcheur et une innocence perdue, si on les envisage au second degré. Quant à l’usure de la pellicule, elle introduit « un aspect plutôt tragique », l’émotion que l’on ressent devant l’éphémère et la fragilité des êtres et des choses, mais elle peut aussi les embellir, voire les ennoblir : « c’est ce qui se passe notamment avec de nombreux objets blancs ou blanchâtres d’où les tirages répétés des copies – rendant l’image de plus en plus contrastée – ont fini par effacer toute ombre, jusqu’à les faire resplendir d’un éclat aveuglant ». Ainsi la poésie du vieux burlesque est-elle « une poésie par défaut, due à de “bas” accidents techniques ».

Face à ce chaos d’images qui déferlent dans les burlesques et bousculent tout, l’essai de Petr Král est très structuré, divisé en quatre grandes parties, elles-mêmes subdivisées en chapitres dont chacun évoque un thème. Ainsi l’auteur mettra-t-il l’accent sur l’improvisation dans le slapstick où le scénario est sans cesse « trahi », pour notre plus grand plaisir, aussi bien par le cinéaste lui-même que par les acteurs qui se livrent à cœur joie à une création spontanée de gags mettant en déroute toute intention, hormis celle de faire rire. Dans la mesure où ces films sont muets, le seul langage possible est celui de l’action. Král montre bien que, dans le burlesque, la seule façon d’exprimer l’amour est le baiser. La colère se manifestera par un coup de poing. Le caractère des personnages est tranché, reconnaissable à leur habillement, tel Charlot. L’instinct primaire domine : la bonté est une bonté sans égale, la méchanceté d’une férocité sans pareille. Toute tempête sera dévastatrice. Tel est le côté radical du burlesque. Dans le feu de l’action, les acteurs peuvent devenir des objets et les objets des acteurs. L’importance des décors urbains, le jeu incessant des métamorphoses, les rencontres fortuites, à la Lautréamont, d’objets hétéroclites, telle celle de « la neige, de la badine, du melon », les comparaisons du burlesque américain et de l’européen, l’exaltation des choses et des corps soumis à mille turbulences, la célébration du chapeau comme accessoire principal et quasi mythique, l’obsession du concret poussée jusqu’à la catastrophe, le chaos rédempteur, les tournures oniriques ou cauchemardesques du slapstick, le goût des figures opposées (le petit et le grand, le gringalet et le géant), l’irrévérence à l’égard des institutions, l’érotisme comme contenu latent, tous ces aspects sont subtilement analysés par l’auteur.

Pour illustrer son propos, Petr Král décrit de nombreuses scènes avec le souci du moindre détail. Avec lui, le cinéma s’incarne dans l’écriture ou plutôt celle-ci devient cinématographique. Pour notre plaisir et notre réflexion, il nous invite à entrer dans sa rêverie pour des séances privées. Ne nous en privons pas.


EaN a rendu compte de Déploiement et d’Accueillir le lundi de Petr Král.

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