Voici un livre admirable, qui reste toujours à la hauteur de l’humilité de son sujet, la maladie destructive et la mort d’une mère dont la vie a été modeste. Pour cela, il fallait une écriture au plus juste, une émotion à la fois exprimée et rentrée, une attention peu commune à la vie des autres, à leur langue, à tout ce qui fait une vie, au plus près de sa matière. Non pas la vie matérielle, comme disait Duras, mais la matière de la vie qui ne se comprend jamais mieux que lorsqu’un corps lâche.
Nathalie Piégay, Le caillou noir. Le Rocher, 240 p., 18,90 €
Depuis Autobiographie de mon père de Pierre Pachet (réédité en poche aux éditions Autrement, 2021), dont le titre paradoxal indique bien que l’écriture de soi peut être aussi écriture de l’autre, avec l’autre, peu de livres avaient paru aussi entièrement justes dans le portrait d’un ascendant. Dans les deux cas, les atteintes faites au corps par la maladie, la façon lente, douloureuse et banale de s’éteindre, sont décrites dans des pages d’une grande intensité où se disent la fragilité de toute vie et la nécessité de retenir les liens.
Une semaine au cœur déserté d’un mois d’août. Service de soins palliatifs d’un EHPAD spécialisé dans la fin de vie des cancéreux, dans la plaine d’Auxonne, non loin de Dijon. Une semaine où la narratrice accompagne l’agonie de sa mère dont le cancer du sein s’est généralisé aux os et à la peau, qui lutte encore pour accueillir sa fille, qui s’accroche au peu de vie qui reste, qui lutte contre le mal, la main démesurément gonflée, des plaies sur tout le corps, qui lutte contre l’angoisse. Une semaine où nous suivons la même narratrice dans ce temps indifférencié de la mort qui vient, et son effort pour ne pas se résigner « à l’accompli qui allait arriver », son souci des détails, un joggeur qui passe et repasse, les poussières à la fenêtre, le bruit de la canne d’un autre patient dans le couloir, la traînée d’un avion dans le ciel.
L’occasion n’est pas celle des grandes phrases ou des réponses aux questions qu’on n’aurait pas eu le temps de poser. C’est un temps extrêmement concret, celui des petits gestes de réconfort que l’on peut encore faire – changer une taie d’oreiller, caresser la main du bout des doigts… –, celui des soins et de la compassion incrédule devant tant de douleur : « Pourquoi ne m’avait-on pas dit que le cancer du sein pouvait ainsi abîmer le corps si durablement ? Se glisser sous la peau et la putréfier progressivement ? », celui des rythmes à la fois contraints et rassurants de l’institution hospitalière – relève des aides-soignantes, toilette, repas, goûter. C’est un monde de femmes : ce sont elles qui nettoient, servent les repas, font manger et soignent. Les médecins, les kinés, la cheffe de service, il n’y a que des femmes qui s’occupent de la fin de vie. Le soin, la mort, sont des affaires de femmes.
Ce sujet trouble et assez brûlant – la mère de la narratrice est morte avant le covid, et le texte s’interroge sur la terreur qu’aurait provoquée une situation où cette mère serait morte loin de ses proches – côtoie dans le livre une autre question sociale complexe qui est celle de la sédation complète, demandée par la famille, refusée par la médecin. À partir de quand laisse-t-on quelqu’un partir ? Nathalie Piégay affronte sans détour la violence de l’angoisse de celle qui se voit disparaître, « la peur la plus pure qui soit, sans autre objet que celle de la mort qu’elle n’arrivait plus à repousser ». Autant la littérature offre des récits et des symboles pour affronter la mort, la socialiser, permettre peut-être, à un moment ou à un autre, d’être consolé, autant elle laisse l’agonie en quelque sorte sans voix. La fin de la fin, l’angoisse qu’elle suscite, ne sont pas symbolisables. De cela, on ne peut pas se remettre.
Il est trop tard pour l’avenir, mais pas pour le passé qui reflue ou revient par effluves sensibles. Une des forces du livre est de livrer en creux, dans les plis de cette mort qui arrive, une vie simple, une vie aimante, une vie banale dont il faut s’efforcer de retenir quelque chose avant qu’elle disparaisse. Car cette vie vouée à finir est aussi vouée à n’être mémorable que pour celles et ceux qui en ont été proches. Le temps qui a été le sien est en train d’être englouti, son monde d’origine paysanne, modeste, celui d’une femme qui, après le certificat d’études, a fait des études ménagères et gardé des enfants, qui savait surpiquer, sarcler, marcotter, dépecer, conserver, ce monde est déjà obsolète. Alors il faut retenir à tout prix, il faut retenir des gestes – quand s’activer, être toujours en train, « faire quelque chose » est la base du quotidien –, sauver des mots (« pitrogner », « chaminer », « crampon »), des expressions (« à borgnon », « penses-tu », « pendu au téléphone », « faut pas réclamer »), avant qu’eux aussi ne disparaissent.
Le caillou noir prend ainsi place dans la bibliothèque aux côtés du magnifique portrait de sa mère que fait Annie Ernaux dans Une femme (Gallimard, 1988) : « Je n’entendrai plus sa voix… J’ai perdu le dernier lien avec le monde dont je suis issue. » Ces femmes qui sont restées à l’humble place qui leur avait été assignée ont eu aussi la volonté que leurs enfants s’élèvent, et ces tombeaux de mères sont aussi des écritures du « don reversé ». Leur beauté tient à ce qu’elles consentent au pathos, qui est peut-être exactement la vérité du lien au moment de la mort, quand, affronté à ce qu’il y a de pauvre, de nu, de triste dans la condition humaine, on comprend que quelque chose peut en être sauvé.