Un avocat tire sur un autre avocat puis se tue, dans un tribunal. Ce « geste fou » n’est pas celui d’un dément, mais celui d’un homme malade. Dans Le candidat idéal, Ondine Millot, qui était alors journaliste à Libération, revient aux origines des deux hommes, l’agresseur et la victime, cherchant des réponses sans pour autant professer une vérité.
Ondine Millot, Le candidat idéal. Stock, 280 p., 20,90 €
Comme de nombreux journalistes, Ondine Millot s’est rendue au tribunal de Melun, le 29 octobre 2015, avec son carnet et son stylo. Ce jour-là, s’ouvrait le procès des parents d’Inaya, leur petite fille qu’il ont tuée et enterrée, qui a été découverte un an après sa disparition – et qui n’avait pas préoccupé l’aide sociale à l’enfance. Une histoire épouvantable.
Mais, ce 29 octobre 2015, peu avant l’ouverture des débats, Maître Joseph Scipilliti entra dans ce même tribunal, tête baissée, la démarche raide, traînant une petite valise à roulettes. Il avait rendez-vous avec son bâtonnier, Henrique Vannier, pour évoquer des difficultés dans l’exercice de son métier. Les deux avocats se sont salués dans le vestibule, Henrique Vannier a dit : « Allez Joseph, on y va ? », ils ont pénétré dans le bureau du premier. Vannier s’est affairé quelques secondes dans un dossier, a levé les yeux et s’est figé net : son confrère le tenait en joue, bras tendu, avec un Beretta 9mm. Il avait sur lui suffisamment de munitions pour tenir un siège.
Une lutte désespérée s’engage. Vannier échoue à désarmer son adversaire, qui tire et le blesse. Une fois, deux fois, trois fois. Le bâtonnier s’écroule, il est à la merci du tueur, qui semble froid et déterminé. Il tente de parler, de comprendre. Il sait qu’il va mourir. Il lui demande d’épargner son visage, pour ses enfants. Scipilliti s’arrête. Semble réfléchir. « Ou, laisse-moi la vie ? » Scipilliti s’assoit et enfonce le canon de son Beretta dans sa bouche. Henrique Vannier ferme les yeux.
Le procès du meurtre de la petite Inaya a été repoussé au lendemain, et le bâtonnier Vannier, quarante-quatre ans, a survécu. Handicapé par ses blessures, il souffre et peine à effectuer les gestes du quotidien. Ses deux fils sont traumatisés par cet évènement, et lui-même ne va pas très bien. Il garde les volets de sa maison fermés, devient irritable, et sa proverbiale bonhomie fait place à une sévère dépression. Lui et sa compagne décident de repousser leur mariage prévu six mois plus tard.
Joseph Scipilliti, soixante-trois ans, est mort. À la postérité, il a laissé un journal. Le Journal indélicat, paru au même moment, est un pavé de 300 pages âcres au style pamphlétaire, cinglant et rageur, d’où l’on sent poindre une haine de plus en plus difficilement contenue au fil des pages. C’est un matériau précieux pour comprendre le cheminement d’un homme décrit comme raffiné, courageux et solitaire, mais maladivement rigide. Inflexible. Arc-bouté sur des principes intangibles, Scipilliti se ferme et nourrit un ressentiment de plus en plus puissant contre le monde qui l’entoure. Il sombre petit à petit dans un racisme crasse, qui pourtant ne l’avait jamais caractérisé. Il devient l’avocat de Riposte laïque, site raciste et particulièrement islamophobe, dont il épouse les idées. Sa haine personnelle est dirigée contre son ordre professionnel, coupable selon lui des pires bassesses, et incarné par son bâtonnier de l’époque, Henrique Vannier, qu’il désigne comme « le candidat idéal ».
Ce livre est une quête personnelle, comme l’était le précédent livre d’Ondine Millot, Les monstres n’existent pas (Stock, 2018), dans lequel elle cherchait à comprendre comment une femme aimante, Dominique Cottrez, en était arrivée à tuer huit de ses enfants à la naissance. De même que cet ouvrage, Le candidat idéal entremêle les réflexions personnelles de la journaliste, rapporte ses entretiens, au fil de chapitres denses qui, chacun à leur tour, marquent une étape dans cette quête. Il ne s’agit pas de défendre une thèse plutôt qu’une autre, mais de raconter des trajectoires humaines.
Les deux hommes sont d’origine italienne, issus d’un milieu modeste, ils ont tous deux cravaché pour devenir avocat, tirant orgueil de leur nouvelle position sociale. Vannier possède une vitalité étonnante, qui repose sur sa famille, laquelle est un socle indestructible, un clan. Sa carrière est florissante. Il est élu deux fois bâtonnier, loué par ses confrères pour son dévouement, sa gentillesse, son sens de la justice. Scipilliti a quitté sa famille grenobloise et vit seul en Seine-et-Marne. Il a quelques amis, cultive une élégance tant spirituelle que physique. Il vit son métier comme un combat permanent, il est particulièrement acharné.
Tandis que Vannier s’impose parmi ses pairs, Scipilliti s’isole. Ses colères, son intransigeance maladive, le rendent petit à petit infréquentable. Si son activité avait été lucrative, il aurait pu se reposer sur cette réussite. Or, le caractère de Scipilliti fait fuir les clients, et son incapacité à gérer sa comptabilité coule son activité. Aux abois financièrement, il se sent persécuté par les instances de la profession, qui pourtant font preuve d’une réelle mansuétude à l’égard de ses manquements déontologiques. Ondine Millot se pose la délicate question : a-t-il été maltraité par son ordre, a-t-il subi des injustices, lui dont le moteur personnel semblait être une lutte à mort autour de chaque micro-événement qui semblait le révolter ? Après des dizaines de pages de témoignages de confrères et d’amis des deux avocats, la réponse paraît évidente, et elle est négative.
Scipilliti était un excellent juriste, et il s’est mué en un don Quichotte de la procédure. Infatigable, acharné, il fait de tout, jusqu’au plus insignifiant des incidents, une question de principe. Même quand il n’y a pas d’incident, Scipilliti ressent l’événement comme un affront mortel qu’il lavera coûte que coûte. Prosaïquement, on peut dire que Joseph Scipilliti a plongé dans une forme de folie en entretenant avec la réalité un rapport de plus en plus distant. Agressif et inflexible, il se met à dos toute la profession. Ceux qui l’apprécient malgré tout n’ont plus le courage de le défendre. Scipilliti devient intolérant et raciste, avec la véhémence qui l’a toujours caractérisé. Il sombre dans la paranoïa, n’est plus qu’une boule de violence prête à exploser. À l’issue de cette lutte sans merci entre le bien (lui) et le mal (le reste du monde), le soldat Scipilliti n’a plus qu’une seule solution : l’opération suicide. Car c’est bien en kamikaze que l’avocat entend quitter la scène, en abattant celui qui incarnait le système l’ayant persécuté – selon son interprétation fantasmatique de la réalité.
Il n’existe pas de bonnes raisons de tuer, mais, à force de chercher à comprendre, on peut retracer la logique interne du tueur pour comprendre ses motivations. Il serait vain et prétentieux de vouloir atteindre l’exacte vérité par une démonstration implacable. La cause profonde n’est pas dans Joseph Scipilliti, elle est Joseph Scipilliti. C’est pourquoi il fallait tout dire sur lui.
Reste le survivant. L’inaltérable Henrique Vannier a pris en pleine figure la fureur de l’homme blessé. Il a embarqué pour le reste de sa vie de nouvelles douleurs, peurs et angoisses. La quête de la journaliste fut pour lui une thérapie, l’occasion de se retrouver et de se centrer sur l’essentiel.
Le candidat idéal retrace l’enquête de la journaliste dans les plus menus détails, dans une démarche archéologique, menée patiemment sur plusieurs années. Elle époussette la vie des deux hommes, s’arrête sur les événements fondateurs. Elle devient l’intime des Vannier et se rapproche de la famille de l’agresseur. Des deux côtés, on veut comprendre pourquoi. Ce sont leurs idées, leurs avis et leurs questionnements qui, en émaillant le récit, lui donnent sa richesse et sa complexité. Le travail consistant à recueillir la parole est ici essentiel et tout à fait remarquable. L’autrice parvient à l’inscrire dans la trame d’un récit minutieux, écrit dans un style sobre et direct. Pas de fioriture avec Ondine Millot qui, une fois de plus, emporte le lecteur dans sa quête, partageant avec lui ses doutes et ses questionnements, cheminant méthodiquement, non vers une vérité finie, mais vers l’épuisement de tout ce qu’il est possible de trouver dans l’exercice lui aussi épuisant et ô combien exigeant de l’enquête.