Avec La mort de Jésus, J. M. Coetzee clôture une trilogie consacrée à un enfant, David, à son père, Simón, et à sa mère, Inès. Si les titres successifs, Une enfance de Jésus, L’éducation de Jésus et finalement La mort de Jésus, indiquent une sorte de projet allégorique, c’est-à-dire l’intention non déguisée de l’auteur de travailler à partir de l’histoire d’un enfant en considérant en quoi elle peut évoquer la vie de Jésus ou en quoi la vie de Jésus permettrait d’approfondir le regard du lecteur sur ce personnage, ce rapport entre l’enfant et Jésus reste implicite et donne le sentiment qu’il doit travailler le lecteur à l’instar d’un soupçon.
John Maxwell Coetzee, La mort de Jésus. Trad. de l’anglais (Afrique du Sud) par Georges Lory. Seuil, 240 p., 20 €
De même, la présence du livre, du seul livre que l’enfant lit et grâce auquel il apprend à lire, Don Quichotte de Cervantès, agit tout au long de cette histoire sans que l’on puisse jamais fixer exactement son rôle, la portée exacte de sa révélation. C’est important, comme la présence du chien (on connaît l’attention de Coetzee aux animaux, notamment par le roman Elizabeth Costello, Seuil, 2004) est importante. Présences tout à la fois muettes et expressives, le chien, le livre, agissent par effet d’épaisseur, de contrepoids. Dans L’évangile selon saint Marc, Jorge Luis Borges écrit ceci : « Il se dit aussi que les hommes, au cours des âges, ont toujours répété deux histoires : celle d’un navire perdu qui cherche à travers les flots méditerranéens une île bien-aimée, et celle d’un dieu qui se fait crucifier sur le Golgotha. » Borges, à qui Coetzee a consacré une importante réflexion dans ses essais et entretiens (Doubler le cap, Seuil, 2007), nous donne, par ce biais et par hasard, une idée du processus mis en place dans cette trilogie placée sous le nom de Jésus, un processus double : l’exil et la Passion.
Simón et l’enfant David débarquent en Espagne comme des migrants le font de nos jours, privés de repères et réduits à l’épaisseur de leurs corps confrontés à l’épreuve d’une nouvelle existence obligée de s’inventer sans passé. On ne saura rien de leurs origines, l’enfant a perdu sa mère pendant la traversée et Simón, l’homme de la bonne volonté, sorte de Joseph dont la vertu est de se reconnaître une responsabilité envers un enfant dont il n’est pas le père, s’engage, jusqu’au bout, auprès de cet enfant. Il prend soin de lui, lui trouve une mère de substitution, et veille à le protéger (et à protéger cette mère, Inès, qu’il a choisie pour l’enfant). Ce monde dans lequel Simón et David débarquent est soumis à une sorte de principe de compassion molle, sans passion. Le premier mot qu’ils aperçoivent en débarquant du bateau, c’est Reubicación, qui veut dire transfert, relocalisation ou réimplantation. Simón demande un logement, un travail, il réclame à manger pour lui et l’enfant et obtient, facilement, tout cela.
Mais quelque chose d’infernal, de profondément exaspérant, se révèle au cœur même de l’aide qu’il reçoit. Par exemple, les repas sont constitués uniquement de pain, il n’y a pas la possibilité de manger de la viande. Un homme lui suggère comme solution à ce problème de tuer les rats qui pullulent sur les quais où Simón a trouvé du travail. Les relations avec les femmes sont soumises au même régime. Une femme, Elena, avec qui Simón a envie de coucher lui dit : « Le nom que tu choisis de donner à ce quelque chose de plus qui manque est “passion” […] Cette dissatisfaction sans fin, ce désir ardent pour le quelque chose d’autre qui manque toujours, est une façon de penser dont nous nous sommes bien débarrassés, à mon avis. Rien ne manque ». Si les besoins qu’on dit aujourd’hui « essentiels » sont satisfaits, si, comme le dit Elena, rien ne manque, le désir reste pour Simón comme hors de portée. Comme si le prix à payer pour obtenir le nécessaire, c’était précisément de renoncer à cette dépense improductive chère à Georges Bataille, au désir coupable et à la jouissance.
Cet enfant, David, que le lecteur suppose être Jésus, est aussi insupportable qu’extraordinaire. Enfant roi, sans frein dans l’expression spontanée de sa pensée magique, il oblige sans cesse ses parents (dont il ne cesse de dire à tous qu’ils ne sont pas ses vrais parents) à se confronter à l’obstination de son caractère et à ses attitudes déconcertantes. On ne peut s’empêcher d’attendre une révélation dont l’enfant serait le dépositaire, risquant l’ennui que l’auteur ne nous épargne pas, surtout lorsqu’il déploie son récit avec une sorte d’obstination morne. Et pourtant, ferrés par l’étrangeté de l’enfant, et surtout par l’exaspération fondamentale de Simón, par ses questionnements que l’art de Coetzee nous restitue comme de l’intérieur de la chair, nous n’avons de cesse d’aller au bout de ce voyage.
C’est du reste une étrange soumission de disciple qui tour à tour nous étreint et nous inquiète, que l’enfant a le don de susciter non seulement chez son père, mais aussi chez un personnage tout à fait dostoïevskien, Dmitri, clochard et amant irrésistible, qui représenterait à lui seul la part maudite du roman. David sera-t-il capable de ressusciter Marciano qui est mort en tombant des quais, sera-t-il capable de redonner le souffle de la vie au grand cheval de trait El Rey ? On ne sait pas exactement d’où viendrait la foi qui rendrait le miracle possible, dans la puissance de fantasme de l’enfant ou dans l’amour indéfectible que lui vouent ses parents et bientôt Dmitri et d’autres figures de disciples qui s’agglutinent autour de lui.
David raconte à Simón un des épisodes de Don Quichotte. Le chevalier (que l’enfant éprouve non pas comme un personnage imaginaire mais comme un être réel) est mis au défi de défaire une pelote de fil : « Don Quichotte ne dit mot, mais il sortit son épée et d’un seul coup trancha la pelote en deux. Malheur à vous qui avez douté de moi. Écoutant ce passage, lui, Simón, se demande qui sont les “gens” qui apportent cette pelote à Don Quichotte. Est-ce qu’ils se réfèrent à des gens comme lui ? » Ce doute, qui vient à l’esprit de Simón, peut indiquer qu’il n’est plus représentatif de la figure de Joseph, comme il l’était dans Une enfance de Jésus, mais qu’il est devenu plutôt la réactualisation de la figure de Pierre, cet homme qui renie par trois fois le nom de Jésus et dont le nom avant d’être Pierre était Simon : comme le Simon des Évangiles, le Simón de Coetzee est un homme âgé, une figure paternelle, un être qui porte le doute en lui, avec douleur, un doute indissociable de sa loyauté.
Simón apprend à contenir les instincts qui l’étreignent et se consacre totalement à l’enfant. La Passion refoulée aura pourtant lieu : David tombe malade et entame un parcours de supplice. L’enfant, dont le discours subversif annonçait un total renversement des valeurs, s’inquiète alors de son devenir : « Simón, est-ce que je serai reconnu ? […] Mais qui va écrire un livre sur mes actions ? Toi, tu le feras ? » Il fait promettre à son père d’être l’écrivain de sa vie sans chercher à le comprendre, car cela « gâcherait » tout. Sa mort, inéluctable et scandaleuse, rappelle la mort banale de nos proches lorsqu’ils sont otages de la toute-puissance de la science. Si l’on peut considérer que le Jésus de la Bible meurt, au fond, de sa propre décision, libre de ne pas utiliser sa toute-puissance, malgré les supplications de ses camarades qui le conjurent d’en appeler à la toute-puissance divine, David lui aussi fait preuve, à sa manière, d’un courage stupéfiant. Il s’avance vers une gloire incertaine, obstinément lui-même dans son indétermination même : « Qui serai-je si je ne fais que mourir ? » Son imagination trouve un subterfuge : « Tu sais ce que je vais faire, Simón ? Juste avant de mourir, je vais écrire tout ce qui me concerne sur une feuille de papier, la plier en quatre et la serrer dans ma main. Quand je me réveillerai dans la vie suivante, je pourrai lire le papier et retrouver qui je suis. »
En novembre 2001, Pierre Pachet parlait à la radio du roman de Coetzee, Disgrâce. Il peignait alors une toile de fond sur laquelle se détache la lumière ou plutôt les lumières du roman de Coetzee : l’espace de lumière du roman est provisoire, de même que l’existence humaine n’est faite que pour être détruite, pour finir dans un trou. Ce qui est beau dans l’ouvrage littéraire, dans le travail d’un auteur comme Coetzee, ça n’est pas sa puissance de rédemption, mais sa lumière provisoire qui éclaire la solitude d’un être, David Lurie dans Disgrâce, Simón ou David dans la trilogie de Jésus. On attend la grâce, on attend Jésus, et on sera peut-être déçu. Mais cette espérance, réactivée par la fiction de Coetzee, et qui se confronte sans cesse à une déception âpre, rend possible l’obstination de Simón à poser des questions, à tendre une main, dans l’espoir de toucher enfin l’autre. Restera encore un peu, avant que tout ne disparaisse, la stupéfaction que les propos de David ont la grâce de faire advenir et dont voici un autre exemple :
« Tu te souviens de la fin, quand Don Quichotte retrouve ses esprits et recommande à sa nièce de brûler ses livres afin que personne à l’avenir ne soit tenté de suivre son chemin insensé ? demande Simón à David. Elle ne peut pas brûler Don Quichotte parce qu’elle est dans le livre.
– On le peut. Mais elle ne le fait pas. Car, si elle l’avait brûlé, je n’aurais pas Don Quichotte entre les mains. Il aurait cramé. »
Sur la crête de ce que la fiction rend possible, ce Don Quichotte dans les mains d’un enfant qui va mourir brille d’une lumière provisoire et aveuglante.