Freud neurologue

Pourquoi s’intéresser au Freud d’avant Freud, celui qui ne s’imaginait pas encore pousser ses recherches bien au-delà du domaine de la neurologie ? Quel intérêt peuvent avoir pour les psychanalystes ces textes « pré-pré-analytiques », écrits entre 1884 et 1886 ? Et que peut tirer de leur présentation dans cet ouvrage une psychanalyste non-médecin, sans connaissances en neurologie ? Même si les réflexions qui suivent ne peuvent porter directement sur le contenu des textes que nous propose ici Thierry Longé, selon la formule de Charcot que Freud aimait à citer, « ça n’empêche pas d’exister », et ce livre très fouillé et documenté sur Le temps de la neurologie donne beaucoup à penser sur son parcours et sur celui de la psychanalyse.


Thierry Longé, Freud, le temps de la neurologie. Présentation et traduction des textes de 1884 à 1886. Érès, 392 p., 30 €


Partons en effet de la fameuse « métaphore archéologique » freudienne, telle qu’elle est formulée dans Malaise dans la culture. Au-delà d’une simple comparaison entre les chercheurs du passé enfoui que sont le psychanalyste et l’archéologue, Freud demande au lecteur de faire un effort d’imagination : « Faisons maintenant l’hypothèse fantastique que Rome n’est pas un lieu d’habitations humaines, mais un être psychique, qui a un passé pareillement long et riche en substance et dans lequel rien de qui s’est une fois produit n’a disparu, dans lequel, à côté de la dernière phase de développement, subsistent encore toutes les phases antérieures […] Et alors, il suffirait peut-être à l’observateur de changer la direction de son regard ou la place qu’il occupe pour faire surgir l’une ou l’autre de ces vues ».

C’est très exactement à cet effort d’imagination, à ce déplacement du regard sur l’œuvre de Freud, que nous invite le livre de Thierry Longé. La publication d’articles scientifiques non encore traduits en français et publiés entre 1884 et 1886 sert alors de « pré-texte » pour nous plonger dans cette période qui souffre de n’être, aux yeux des psychanalystes, qu’un « avant ». Le regard de Longé nous permet de la considérer comme ayant une valeur en elle-même, non seulement pour la neurologie mais aussi pour la psychanalyse.

Freud, le temps de la neurologie, de Thierry Longé

Sigmund Freud (vers 1891) © Sigmund Freud Copyrights

L’auteur consacre une longue première partie au contexte scientifique, à la fois local et international, gorgé de rivalités à tous les niveaux, dans lequel Freud se bat pour trouver sa place. Thierry Longé nous détaille son parcours scientifique, ses intérêts, ses découvertes comme ses « ratages », avec l’accompagnement passionnant de citations de lettres à Martha, pour beaucoup non encore publiées en français, et traduites elles aussi par l’auteur. Ces articles et les précieuses présentations qui les accompagnent – ils ont fait l’objet de publications dans la revue Essaim entre 2012 et 2017 avant d’être réunis ici – apportent un éclairage sur les relations complexes de Freud avec ses maîtres de l’époque, dont Ernst von Brücke et surtout Theodor Meynert (1833-1892), psychiatre et spécialiste de neuroanatomie, pour qui l’origine des troubles psychiatriques était exclusivement organique, mais dont la pensée a fortement influencé Freud tout en stimulant sa critique — ce qui lui fait écrire dans son « Autoprésentation » de 1925 que son maître « n’était en aucune façon favorablement disposé à [son] égard ».

Les articles traduits ici ont été écrits entre 1884 et 1886 (Freud a séjourné à Paris d’octobre 1885 à mars 1886) et correspondent donc à une époque de mutation pour Freud, une période « d’entre-deux » : il est encore neurologue, mais un nouveau royaume d’exploration est en train de lui faire signe. Le voyage en France, la rencontre avec la pensée de Charcot et, surtout, le pas décisif que représente la proposition par Freud de traduire ses Leçons prennent dans ce contexte une coloration toute particulière : ce travail de traduction a permis à Freud, non seulement de trouver une place de « passeur » auprès de Charcot, mais aussi de métaboliser, grâce à ce travail, le choc de la rencontre avec cette « langue étrangère », celle de l’hystérie… où l’on voit que ce n’est pas pour rien que la notion de traduction occupe une place si importante dans l’œuvre freudienne.

L’intérêt de ce livre se situe donc peut-être dans ce qu’il offre comme énigme à traduire : l’importance pour le devenir de la psychanalyse de la formation initiale de Freud, avec son double ancrage dans la méthode et dans l’expérience – car c’est elle qui fait vaciller la théorie, qui la rend vivante et insaisissable, et donc toujours en devenir. Aussi l’intérêt de Freud non seulement pour la biologie mais également pour l’anatomie du cerveau n’apparaît-il plus comme un simple « passage obligé », mais au contraire comme un point de départ, une contrainte initiale qui lui permettra par la suite de supporter les aléas de l’expérience comme les « démons » surgis de son propre inconscient. Thierry Longé montre très bien comment Freud utilise ce qu’il a appris en tant que neurologue pour entreprendre ses recherches sur le rêve, et combien les acquis méthodologiques du scientifique ont permis au psychanalyste d’écrire sa Traumdeutung et de théoriser la « première topique ».

Ce coup de projecteur sur ce « passé long et riche », pour reprendre les termes de Freud lui-même, nous permet de sortir d’une vision téléologique, voire hagiographique, d’une découverte de la psychanalyse vue comme un avènement, une conquête de l’esprit sur la matière, sous le seul angle de la « rupture » ou de la rivalité, et met l’accent sur la continuité, critique certes, entre neurologie et psychanalyse. À travers cette plongée dans l’univers bouillonnant des découvertes de la recherche en neurologie de l’époque, dans ses conflits de générations et de cultures, nous sommes là en contact direct avec le jeune Sigmund Freud, aux prises d’un côté avec cette matière première organique, habitacle de la psyché, et de l’autre avec cette matière première qu’est sa propre psyché. Deux objets qui lui résistent : car c’est bien pour mieux pénétrer l’une et l’autre que Freud a inventé la psychanalyse.

Freud, le temps de la neurologie, de Thierry Longé

Theodor Meynert par Baelz © Wellcome Collection

La qualité du chemin parcouru par Freud apparaît soudain à travers l’évolution des titres des neuf articles traduits ici : depuis « Structure des éléments du système nerveux » à « Observation d’une hémianesthésie sévère chez un homme hystérique » (1886), en passant par « Contribution à la connaissance de la couche interolivaire » (1885), il y a là certes un parcours qui va de l’anatomie à la clinique, mais aussi et surtout d’une langue qui paraît étrangère à la psychanalyse (la « couche interolivaire ») vers une langue qui lui est plus familière (« hystérique »). Où l’on prend conscience que Freud a parcouru le chemin inverse, du familier visible et organique vers l’inquiétante et trompeuse étrangeté de la psyché. Un parcours de la méthode qui deviendra un véritable discours de la méthode.

Ce livre a donc le mérite de nous montrer comment s’est forgée la méthode freudienne, sur fond de recherche fondamentale, mais aussi à partir d’un travail intense et impressionnant de recensions et de traduction, dans un esprit de liberté critique que Freud a puisé chez Charcot. Ainsi écrit-il dans l’introduction à sa traduction des Leçons : « Dans la traduction de ces leçons, je me suis efforcé, non pas d’imiter le style de Charcot, d’une clarté sans égale et en même temps si noble – ce qui aurait été hors de ma portée –, mais d’estomper le moins possible la liberté d’expression qui les caractérise ».

En revanche, mais c’est peut-être le prix à payer pour cette archéologie simultanée qui (comme la psychanalyse) va à contre-courant de notre besoin de linéarité, le lecteur est parfois perdu dans la chronologie, ou confronté à des redites. Mais cette temporalité un peu brouillonne permet aussi d’éviter les raccourcis tels que celui fait par James Strachey commentant le compte rendu du voyage d’études de Freud à Paris : « Quand il arriva à Paris, les questions qui l’accaparaient étaient en rapport avec l’anatomie du système nerveux ; quand il en repartit, son esprit était entouré par les problèmes de l’hystérie et de l’hypnotisme. Il avait tourné le dos à la neurologie et se dirigeait vers la psychopathologie ». Ce n’est pas si simple ! Thierry Longé suit ainsi son « Freud neurologue » jusqu’en 1897, date à laquelle Freud publiera son dernier texte sur la neuropathologie infantile alors qu’il est déjà sérieusement engagé dans la voie de la psychanalyse. Ainsi le livre de Thierry Longé s’organise-t-il autour des trois axes de recherche de Freud (la neuroanatomie, la neurophysiologie, la neuropathologie), lesquels peuvent faire écho à trois métaphores centrales structurant la métapsychologie freudienne (l’archéologie, l’inscription, la traduction). Nous explorons ainsi les « strates » profondes, les « intraduits » ou « fueros » de la pensée freudienne, qui sont aussi ses fondements. Leur caractère énigmatique n’en est que plus essentiel, peut-être parce qu’il nous montre combien nos origines nous échappent.

La question de la « naissance de la psychanalyse » continuera de fasciner indéfiniment les psychanalystes qui n’ont de cesse d’interroger les origines de leur propre passion pour cette discipline à nulle autre pareille. L’ouvrage de Thierry Longé nous montre que la découverte de la méthode analytique a été faite par un homme dont la carrière scientifique n’en était pas à ses débuts et qui jouissait déjà d’une certaine renommée, mais qui s’y ennuyait. Peut-être la rencontre avec Charcot, avec la mise en scène théâtrale du processus même de la recherche, lui a-t-elle donné ce souffle dramatique et excitant dont il avait besoin, souffle qui imprègne le dispositif de l’analyse où se jouent et se rejouent, comme chez Charcot, les drames de l’enfance. Freud n’a-t-il pas écrit : « L’anatomie, c’est le destin » ?

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