Trésors de la poésie du Portugal

« Le portugais est le latin / des voyageurs qui ont tout perdu », écrit le poète Emmanuel Godo. On croyait l’histoire bien connue, celle des trésors engloutis se mêlant, voire se superposant à celle des trésors oubliés ; celle d’une poésie qui, bien qu’européenne, figurait encore un véritable « monde du silence » inconnu et infréquenté. Comme celle qui s’efforçait, il y a presque dix ans de cela, de nous redonner une certaine matière de ou du Brésil (La poésie du Brésil. Anthologie du XVIe au XXe siècle, Chandeigne, 2012), lancée comme une caravelle sur la vaste mer des publications par Max de Carvalho, la grande entreprise proposée par ce volume consiste à nous fournir, sur près de deux mille pages bilingues de poésie du Portugal, les archives brûlantes et odoriférantes d’un lyrisme lusitanien aux mille nuances et aux mille irisations : les outils multiples d’une résurrection aussi nécessaire qu’urgente, en ces temps de grand naufrage.


La poésie du Portugal. Des origines au XXe siècle. Traduction du portugais, choix et présentation de Max Carvalho. Avec la participation de Maryvonne Boudoy, Magali de Carvalho, Michel Chandeigne, Pierre Delgado, Michelle Giudicelli, Cristina de Melo, Isabel Meyrelles, Gilles Ortlieb, Patrick Quillier, Anne-Marie Quint et Ariane Witkowski. Édition bilingue. Chandeigne, 1 986 p., 49 €


C’est peu dire que le mythe ô combien portugais du roi Sébastien (O Encoberto, le Roi caché), perdu, évanoui à jamais dans les brumes marocaines d’Alcácer-Quibir un jour d’août 1578, devient lui-même de plus en plus emblématique, avec le temps, de toute la poésie du Portugal elle-même, spectrale, errante, répandant ses chants d’oubli comme autant de fleurs du désastre abritées ici dans un bloc bleu excellemment taillé dans l’outremer (ou le roi), sur la face duquel, au moment même où il s’apprête à ouvrir et à voir les trésors du précieux coffret, le lecteur se découvre étrangement doublé ou accordé dans ses désirs par ceux d’un couple à la croisée, le fixant ou l’invitant de façon tout ambiguë à le rejoindre (ou à le libérer – vertige des contraires), dans le palais éclairé des chats bleus.

Une anthologie nous offre les trésors de la poésie du Portugal

Lisbonne (1999) © Jean-Luc Bertini

Tout porte à croire que, des premiers troubadours des « chansons d’ami » en passant par les poètes réunis dans le Chansonnier Général de Garcia de Resende (1516) ou les poétesses magistrales de l’âge baroque (Soror Violante do Céu, Soror Maria do Céu) ou symboliste (Florbela Espanca) jusqu’aux premières expérimentations modernes d’un António Nobre ou d’un Cesário Verde elles-mêmes confondues avec les fulgurances ultérieures d’un António Gancho ou d’une Ana Hatherly, a couru comme un pressentiment tout à la fois d’une singularité lusitanienne et d’une saudade (poignante nostalgie mi-douce mi-amère) infinie qui la contient en même temps qu’elle l’expulse. Dans aucune autre poésie européenne, le désir du rivage, du port ne fut autant celui de son contraire, celui du grand large, de la « Sombre-Mère » et d’une mort aussi naufragée que libératrice, aussi effondrée dans sa couleur noir-désespoir qu’un empire ruminant ses Indes et ses Afriques, aussi bleuie et violacée qu’un Yorick parlant un portugais empli de sarcasmes, noyé irrémédiable avec dans l’œil la brûlure mouillée des vaincus d’avance.

Ce fut d’ailleurs tout l’intenable paradoxe de la poésie lusitanienne tout au long de son histoire : écrire une poésie de la Conquête (maritime, principalement) tout en sachant pertinemment que les sujets de sa Majesté, la très grande majorité de ceux qui ne partaient pas, n’y croyaient qu’à demi, bien plus amoureux de leurs rêves sans victimes (sinon eux-mêmes) que de la mise sous coupe réglée de pays lointains où les « Iles d’amour » chantées et célébrées par Camões n’ont nul besoin d’être exotiques, puisque, de l’Algarve au Minho, des criques et des raparigas en fleurs attendaient et attendent encore bienveillamment leur voyageur. Le fameux Cinquième Empire, le sage vieillard du Restelo, le géant Adamastor, les sonnets de l’Inde, des voiles ferlées et de l’ultime fatigue, s’ils ont nourri la mémoire de ce peuple jusqu’au cinéma centenaire d’un Manoel de Oliveira, ne constituent, au fond, que le contenu manifeste d’un songe dont on ne s’éveille jamais et qui a nom tantôt Désir, tantôt Désespoir.

Du roi Denis ou Dinis jusqu’à Al Berto, de Filipa de Almada jusqu’à Sophia de Mello Breyner Andresen, toute la lyrique portugaise a connu l’humble ressac du désir océanique revenu murmurer sa chanson entre les parois d’une chambre… de bonne ou de princesse. Nous nous trouvons là en face d’une poésie dont les plus sanglants crépuscules ne sont que presque incidemment ceux de la guerre, et bien plutôt ceux de cette aube cendre et garance où les amants tantôt s’étreignent, tantôt s’éloignent, une dernière fois. La matière de Portugal, pour reprendre cette expression au principal traducteur et préfacier de ce magnifique ouvrage, est un adieu ininterrompu, une despedida sans fin. Toutes et tous, que ce soit la brûlante Inès de Castro ou « l’universel » Pessoa, y éprouvent sans cesse qu’un premier regard s’ourle toujours déjà de la tristesse d’un dernier, que les portraits au miroir ne donnent jamais que sur l’infini et non sur quelque impossible « identité », que les animaux domestiques, chiens ou chats, y sont bien plus extraordinaires par leur ambiguïté même que n’importe quel vice-roi de Goa. Et si l’on a raison de voir dans les Lusiades l’athanor tout alchimique (et de contrebande) où tente de se fondre l’or maudit des conquêtes, on ne devrait pas oublier non plus que le poète-soldat écrivait, nous dit la légende, à la lueur des yeux de ses chats ! Il nous apparaît que toute la poésie du Portugal doit plus à ses pauvres, à ses mendiants, à ses varinas (marchandes de poisson), à ses fadistes du long des quais, à ses religieuses hallucinées, à ses Lisboètes au cœur transi et à ses alente-jeannes à l’âme si simple et si nue, qu’à tous ces échevins boursicoteurs, ces gandins collet monté, ces imitations frelatées des modes françaises ou espagnoles, ces tyrans-sur-mappemonde qui croient avoir conquis/compris l’Angola ou le Cap-Vert quand ils y ont posé leurs lourds doigts bagués.

Une anthologie nous offre les trésors de la poésie du Portugal

Extrait de panneaux d’azulejos de la Bibliothèque Municipale de Porto © D.R.

Un tel voyage aux confins d’une mémoire tremblante et d’une lyre aux accords si onctueusement mélancoliques nous serait interdit si Max de Carvalho et les nombreux traducteurs et traductrices qui l’accompagnent (Anne-Marie Quint, Michel Chandeigne, Patrick Quillier…), par leur splendide rendu, ne nous avaient ouvert, une nouvelle fois, après le Brésil (cette Pasargades imaginaire d’outre-Atlantique, fille du poète anthologiste Manuel Bandeira, contrée rêveuse et rêvante qui échange souvent ses poètes, ses figures et ses tropes, avec sa cousine linguistique, certainement plus funèbre), les portes et les chemins du Portugal.

Il faut lire ce livre comme on s’apprête à un bal fantastique, à une nuit sans sommeil, à un amour qui ne connaît ni bornes ni raison. Et si, d’échos en échos, de paysages en paysages, un monde englouti, enfin, se dessine, nappé de brouillard, un peu sombre et très gris, il ne faudrait pas apposer trop vite sur sa beauté vertigineuse une unité dérisoirement rétrospective. Nous aimons aussi que de ce grand concert d’Extrême-Europe, de cette anthologie symphonique tissée de thèmes obsédants et de rythmes si nocturnement reconnaissables, s’échappent fort heureusement des voix, sublimes irréductibles (Herberto Helder !), des silences irréfragables (tant délibérés que causés, hélas, par la démence), des mélodies clandestines (Eugénio de Andrade ou Ruy Belo dont nous retrouvons avec plaisir quelques élégies inoubliables), des couacs majeurs autant que joyeusement inattendus (Gil Vicente semble donner la main par-delà les siècles à Jorge Sena ou à Fernando Assis Pacheco, par leur extrême irrévérence), pour ne rien dire des savantes mélopées mi-tendres, mi-sarcastiques d’un Vasco Graça Moura ou des orchestrations chaque fois uniques qui ponctuent tout cet ouvrage inestimable. Il faut mesurer l’ampleur inouïe du travail d’exhumation accompli ici, puisqu’un cortège immense de poètes non traduits en français figure dans ce navire amiral, sans compter les notices essentielles situées à la fin du volume, qui aiguillent le propos – vrai portulan d’érudition.

À partir de là, il ne reste plus au lecteur Sindbad qu’à se laisser porter par le courant ou la vague ; point n’est besoin d’escadre triomphante, un livre bilingue tel que celui-là promet autant qu’il tient, présage autant qu’il aiguillonne, nous embarque, en somme, pour le cœur des peuples mêlés du Portugal, si jumeau du nôtre, et, croisant au large d’une Europe aujourd’hui sidérée, maritime-tragique, nous étreint par sa lucidité inconsolable et sa saudade moitié testamentaire, moitié enfantine.

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