Une langue creusée dans la langue

L’Abat-Jour a ouvert une collection de poche dans laquelle parait Décombres, un recueil de trois novellas de Jean-Michel Maubert : Bestiaire, Pénombres et Abattoir. Deux ont d’abord paru aux éditions Maurice Nadeau en 2017, sous le titre Bestiaire, suivi de Pénombres et illustrées de soixante dessins de Victor Soren, artiste autodidacte de l’effroi, actuellement exposé à la Halle Saint-Pierre. Ce volume enrichi, publié aujourd’hui et dédié à Maurice Nadeau, porte cette fois en couverture un dessin fantastique d’Audrey Quittet, illustrant la souffrance animale et la tendresse du refuge, dans un clair-obscur très maubertien.


Jean-Michel Maubert, Décombres. L’Abat-Jour, coll. « Lumen », 268 p., 10 €


Dès l’incipit, un narrateur masqué de poussière erre dans un monde en ruines hanté de créatures inquiétantes et instables. Ce texte profondément mélancolique, peuplé de présences qui vont et viennent, centrifuges et centripètes, réelles et fictives, bâtardes, chimériques, indécidables et pourtant merveilleusement intimes, ensorcèle. Les trois novellas de Jean-Michel Maubert se chevauchent, strates d’une même histoire aux excroissances siamoises. On lit un livre où l’on entend des voix témoigner dans des « récits », des « cahiers », des « archives », des voix chanter, où l’on décrit des dessins, assiste à des spectacles de cirque et visionne des séquences de films dont les personnages seront plus tard imités…

Les textes, éponges respirantes, se creusent en des mises en abyme vertigineuses. Maubert nous fait vivre une expérience rare de vagabondage littéraire dans des temps parallèles et entre des arts complémentaires. Le lecteur diffracté se retrouve complice plus que voyeur d’un univers parfaitement cohérent, sui generis bien que vibrant de références aux figures apocalyptiques de la Mitteleuropa. La langue y travaille sa forme spectrale en abyme : « elle se nourrissait de tout ce qui pouvait fortifier son sens de la langue, lui permettre de creuser dans la langue sa propre langue » ; sa conscience dépossédée d’elle-même : « Il voulait opposer à ce mauvais rêve cette hallucination collective que l’on nomme la réalité ou la vie sociale, des images qui déchireraient de l’intérieur ce sinistre tissage de matières et de formes momifiant le cœur et le cerveau des hommes » ; ou encore sa matière mortifère : « Il avait en outre réussi à contaminer cette langue trempée dans la mort (dans la sciure à cadavre et les détergents) ». On songe au poète Georg Trakl, un des nombreux doubles du texte, et à sa Métamorphose du mal.

Décombres : trois novellas de Jean-Michel Maubert

Chaque figure, qu’eussent pu dessiner Kubin, Schulz ou Kafka, officie au cœur de scènes obsessionnelles et fantasmatiques qui sont autant de rituels de mort, de magie noire et blanche : bêtes suppliciées transportant sur leur dos une créature en détresse, gueules cassées et masquées soignant ces mêmes bêtes torturées, bourreaux pourchassant des monstres sans défense, créatures en gésine dans un sac, une boite, leur crâne, leur ventre, leur propre mort. Renonçant à suivre une narration répétitive, erratique, qui brouille les plans narratifs et feint de raconter des histoires différentes alors qu’une même et mouvante forme animale aux aguets, à l’intérieur de la langue, la tire dans son repaire de création, le lecteur pris dans cette transe et cette catalepsie littéraire finit par se quitter, devenant la chair même de ce qu’il lit dans une contagion organique, une empathie morbide qui active en lui des états de para-conscience, entre une contemplation esthétique des signes de la mort et une tendresse secourable.

L’univers de Maubert progresse sous hypnose, une image en engendrant une autre, par imprégnations et métamorphoses insensibles comme si les êtres décharnés, éclopés, monstrueux, étaient d’une même substance, capables de se reconstituer dans la mort, de s’en nourrir et de s’y blottir pour s’en protéger. La terrible figure du jeûneur dans sa cage est à cet égard éloquente, qui fait de sa mort non seulement un spectacle de cirque et un objet de cinéma mais la condition même de sa vie, y compris de celle du texte qui sublime toutes ses agonisantes créatures.

Ce continuum du vivant au mort comme au travers de tous les règnes participe à cet enlisement étrangement génératif. Humains et animaux s’hybrident, la forêt où disparaître pour échapper au massacre respire, la boue, la terre, les flaques sont des peaux mouvantes, le grand et le petit se protègent, se soignent, se recousent, partagent les mêmes rêves sans savoir parfois qu’ils rêvent. Une araignée dépose un baiser sur une main. Les narrateurs aussi se confondent dans une ténébreuse et profonde unité baudelairienne, l’écrivain s’incarnant successivement en la poétesse précoce Hannah, sa sœur Elisabeth, son époux Simon, Théodore Brauner (on y entend Tod Browning !), Edgar, gueule cassée rescapée de 14-18, double de Trakl – lui-même pharmacien de guerre épouvanté – et puis une voix off…

Décombres : trois novellas de Jean-Michel Maubert

Jean-Michel Maubert © Éditions de l’Abat-Jour

Cette élasticité poétique, qui tire sa substance d’un fantastique expressionniste ingénieux à capter la lumière dans la nuit, comme le rêve dans la réalité, rappelle le cinéaste Murnau, plus encore Béla Tarr dont on reconnait les empreintes dans les vastes zones dévastées et bourbeuses, les obscures et massives présences animales, les personnages gangrénés, les plans-séquences hallucinants, les interpénétrations temporelles. On songe à Freaks de Tod Browning, à ses tendres monstres à protéger, au Sang des bêtes que Georges Franju filme au corps-à-corps et, plus près de nous, aux films d’animation des frères Quay qui ont adapté The Street of Crocodiles de Bruno Schulz (1892-1942), à l’expérience labyrinthique de La Clepsydre de Wojciech Has. « […] pour [Théodore], la lumière est comme une larve surgissant d’un cocon d’ombre – précaire, décousue ou au contraire compacte, perdue comme une île au beau milieu du gouffre ténébreux des eaux. […] Il arrivait à faire sentir une texture enveloppante que tissait l’ombre comme une étrange mère, une respiration anonyme, géologique. On avait la certitude dès lors que la lumière n’était qu’un sursis. » On pense enfin au puissant Théâtre de la Mort de Tadeusz Kantor, traversé d’un squelette géant de cheval et dont les tragiques fantoches en noir et blanc étaient taillés dans la nuit.

Sans cesse déroutée, notre lecture traverse plusieurs rubans de rêve argentique. Chacun devient l’autre dans un labyrinthe de miroirs en abyme déformants que frôle la folie. Dans ce cirque fantôme d’exilés d’eux-mêmes et d’un paradis réduit en cendres, les paires oniriques greffées l’une sur l’autre animent un théâtre d’ombres sacrificielles qui palpent de leurs doigts caressants le devenir des bêtes et des humains à la lumière de leur disparition. Leur condamnation muette nous atteint : « Ne restent ainsi pour le moment, dans ces lieux sans avenir, qu’un homme et un ver, un ver qui sent pousser quelque chose en lui, la racine noire et torturée d’une maigre conscience peut-être, une forme. Et un jour, sans doute, le désespoir d’être un mutant dans l’insomnie du monde. »

À cette colonie pénitentiaire dont Maubert réécrit dans Pénombres la fable kafkaïenne d’une inique loi à la gravure indéchiffrable, survit un écrivain ultrasensible qui, loin des collapsologies et dystopies à la mode, signe dans le clair-obscur d’une prose poétique des plus singulières une œuvre littéraire puissante, essentielle au réveil d’états parallèles, à la concentration sur des crêtes de conscience vierges.

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