Né en Égypte (en 1955), de parents italiens, Fabio Morábito a choisi pour écrire la langue de son pays d’adoption, le Mexique. Une anthologie bilingue, À chacun son ciel, nous permet de savourer en français les mots de cet écrivain pour qui « être poète n’est jamais une profession ».
Fabio Morábito, À chacun son ciel. Anthologie poétique 1984-2019. Précédé de Morábito poète orphique, par Martin Rueff. Trad. de l’espagnol (Mexique) par Fabienne Bradu. Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 288 p., 25 €
Le nom même de Fabio Morábito, poète assurément mexicain quoique né italien à Alexandrie, semble chiffrer son écriture, si rompue aux rétablissements d’équilibre. Ce nom ne fait-il pas entendre ce subtil perdre-pied-pour-mieux-le-retrouver qu’induit en espagnol tout mot à l’accent précoce, dont la dernière syllabe lisible ne compte pas dans le mètre d’un vers ? Tel un palimpseste, ce nom recèle aussi un feuilleté d’origines méditerranéennes : il garde en mémoire la langue arabe des Almoravides du Maroc ou Al-Murabitoun, qui ont conquis l’Espagne. Une langue que le futur poète, tôt emmené d’Égypte en Italie, n’a jamais apprise. Les tribulations du nomade ne devaient pas s’arrêter là car, lorsque Fabio Morábito avait quatorze ans, sa famille a quitté l’Italie pour le Mexique. De quoi y perdre son latin ou plutôt son italien, et vite saisir qu’aucune langue n’assure de la réalité du monde ; que, dans le rapport à soi et au monde – terre ou ciel, qu’importe ? –, la langue est toujours à conquérir. De quoi devenir à tout le moins écrivain ou, plus sûrement, poète.
Le passage le plus conscient, mais aussi le plus périlleux, de la langue maternelle à la langue étrangère, précédant de peu celui de cette langue d’usage à la langue poétique, Fabio Morábito l’a précocement trouvé dans la traduction en espagnol de poètes italiens : Ungaretti, Pavese, Saba, et, plus tard, Montale. Voici sa poésie, à son tour, traduite en français, après ses nouvelles, Les mots croisés, et ses romans, Emilio, les blagues et la mort et Le lecteur à domicile, publiés aux éditions Corti.
À chacun son ciel, l’anthologie poétique bilingue publiée par les éditions du Seuil dans la collection « La librairie du XXIe siècle », se fait en quelque sorte œuvre, ou entreprise, originale. D’abord parce que Fabio Morábito y entremêle à souhait les poèmes des cinq recueils qu’il a publiés entre 1984 et 2019, leur donnant un nouveau temps ; ensuite, bien sûr, parce que la traduction de Fabienne Bradu, qui a inspiré en retour le poète, est une création sensible ; enfin, parce que, jouant les Virgile, Martin Rueff introduit cet ensemble poétique en justesse et en beauté, le plaçant sous le signe d’Orphée.
Fabio Morábito nous avait déjà mis sur la voie : Emilio, les blagues et la mort reprend, tout en légèreté et en gravité, le mythe d’Orphée et Eurydice dans une ville d’aujourd’hui, marquée par l’imagination d’Emilio, un enfant de douze ans affligé d’hypermnésie, et par l’érotisme d’une Eurydice de quarante ans, qui a perdu son fils. Ils font connaissance dans un cimetière à moitié en friche, s’émeuvent et se séduisent entre deuil et désir. Pour conjurer la mort, rien de tel que d’apprendre par cœur les noms des morts jusqu’à ce qu’on y trouve le sien ; pour conjurer la solitude, rien de tel que de se promener avec un jouet magique ou « détecteur de blagues ». C’est par la grâce de la répétition litanique des noms et des blagues qu’Emilio parvient à se sauver, tirant les morts du mortel silence. Il est toujours bon de savoir quelque prière, de donner chair aux noms par sa voix. Et si mythe orphique il y a, comme il est rajeuni, comme il est inscrit dans l’immédiat !
L’un des poèmes d’À chacun son ciel, « En marge du voisinage des vivants », partage avec le roman son séjour et son motif. Il dit qu’un vivant, par sa voix, peut revivifier le nom des morts délaissés. Ce promeneur et chercheur d’ombre, qui, dans la verticalité d’un columbarium, trouve « un semblant de jardin », s’y connaît en art du bon voisinage, de la distance respectueuse, de l’écart entre soi et l’autre mais aussi entre soi et soi. Abstrait, dites-vous ? Rien de plus concret. Plusieurs poèmes disent l’habiter urbain tout contre les autres, ceux d’avant, ceux de maintenant, ceux du dessus ou du dessous, locataires ou propriétaires, dans l’accord tacite et reconnaissant d’un silence réciproque. Dans un immeuble décrépit, un baiser voltige vers les étages inférieurs, qu’il faut aller chercher chez le voisin. Si on est nomade, si on est simple locataire, on se fait discret sur les murs, on prend soin des traces laissées par les habitants précédents. Voisinage des morts, voisinage des vivants, la même simple urbanité est de règle. Ce que cachent en leur sein les murs, la tuyauterie mise à nu par accident, rappelle que toute chose a son envers, qu’il existe là, tout près, une histoire humaine nomade et anonyme, à entendre, à respecter, à taire. Le parcours de l’eau, tôt pompée vers les étages supérieurs de l’immeuble, accompagne celui de l’écriture matinale qui, en sens inverse, descend, vers à vers, jusqu’au tréfonds de la langue apprise, de sorte que le luxe d’un souvenir de la langue première est permis (« Dans une langue que j’ai apprise »). Et nous descendons, nous aussi, vers à vers, le poème, jusqu’à cette épiphanie. Qui est donc Eurydice ? Vous donnez votre langue au chat ?
« Après presque vingt ans », le poème qui précède, pourrait lever cet incognito : « Maintenant, / après presque vingt ans / je commence à le sentir / comme un muscle qui s’atrophie / par manque d’exercice / ou qui tarde à répondre, / l’italien / dans lequel je suis né, j’ai pleuré, / j’ai grandi dans le monde […] / m’échappe des mains, […] / je découvre une vérité / que par ailleurs j’ai toujours sue : / celui qui doit conquérir / se néglige toujours, / et les nomades et les parvenus / souffrent du dos et de la mémoire. / Il faut regarder en arrière / tôt ou tard, / se souder à un passé, / payer toutes ses dettes, / d’un seul coup / si possible. / Ainsi, si tu t’en vas, / langue de ma langue, / raison de mes gaucheries / et de mes trouvailles, / que me reste-t-il ? »
L’adresse amoureuse à la langue première vers laquelle il faut se retourner va de pair avec l’évocation de la faiblesse du conquérant qui, dans la lettre du poème en espagnol, se dit par la boiterie du dos et de la mémoire. Faire force de faiblesse, c’est, en toute simplicité, écrire à cloche-pied dans l’entre-deux-langues ; c’est accepter la gaucherie, la lente cicatrisation d’anciennes blessures. Or, cette vaine lenteur, Fabio Morábito l’associe à son ethos proparoxyton : « en moi tout s’attarde à partir, / une ou deux syllabes de plus » (« Mon sang ne coagule pas vite »). Mais qui perd l’équilibre gagne en souplesse. Toujours en retard aux enterrements, le poète ravive les pleurs des dolents et procure à ses propres chagrins un chœur de sanglots consolateurs (« Sanglots »). L’humour acide de ces scènes de deuil se mue en tendre souvenir de l’adolescence italienne dans deux poèmes pudiquement autobiographiques où volent ballons et baisers (« Je me souviens de nos ballons perdus ») ; où, un beau mardi, un mendiant joueur de mandoline trouve persiennes closes là où vivait la famille du poète. Un citronnier parfume son absence (« Adieu »).
Mais qui perd gagne. La douce ironie de « Club italien » associe la décadence de ce club sportif d’immigrés, envahi par l’herbe sauvage, à l’acclimatation au Mexique du tout jeune homme. Où s’imitent plantes et humains. Quelques poèmes de formation arrêtent sur images la jeunesse vagabonde et lectrice du poète dans son pays d’adoption : le voici voyageant en la rassurante compagnie de pièces du théâtre de l’absurde (« Oh les beaux jours ») ou, dans la solitude d’une place à l’aube, projeté dans un tableau de De Chirico (« Un voyage à Pátzcuaro »). Cette résidence sur la terre de l’exilé, moins cruelle que celle de Neruda en Extrême-Orient, trouve son repoussoir et son exorcisme dans « La nuit, par ses fenêtres », où l’étranger lésine sur l’éclairage de son appartement de peur de trop l’habiter, cédant à la séduction de son pays d’accueil.
C’est donc dans les terrains vagues, interstices sauvages entre les espaces construits, ou dans ces lieux liminaires que sont les plages, que s’établira l’être poétique de l’entre-deux, en quête d’aventure et non d’impossible retour. Les détritus amoncelés des terrains en friche se métamorphosent en caravelles et en mers invitant au voyage (« Chant du terrain vague ») ; à l’appel du littoral répondra toujours l’exilé, y cherchant la langue perdue pour y trouver la sienne, aride et nomade (« In limine »). C’est au bord de la mer, encore, que l’homme devrait emmener sa mère pour, y transposant le lieu et les liens de leur idylle première, la rendre à son passé, lui donner du futur et se reconnaître enfin dans son âge adulte (« Ma mère n’est plus allée à la mer »). Mer, mère et langue maternelle, tout est affaire de traduction ou de métaphore dans ces réinventions et ces palpitations nouvelles des temps, des lieux et des mots disparus.
Se trouver in limine dans la parole, qui plus est poétique, c’est la pousser à bout, lui ôter ses auxiliaires, dissocier le geste de la voix, et jusqu’au dire de la voix, puis la voir triompher. D’où ces poèmes dignes du théâtre de l’absurde, qui mettent en scène une épuisante conversation avec un aveugle ou l’ultime parole des muets sur leur lit de mort : « On a même vu des muets s’exprimant / sans mains, et mieux encore, sans bras, / et ce sont des aveugles qui les ont vus / car pour ce qui est de savoir de quoi il retourne, / ils n’ont pas leur pareil » (« Les muets en mourant »).
Ce blagueur de Fabio n’a, lui, pas son pareil pour mettre le monde à l’envers, explorant les limites du réel par des changements d’échelle, des mises en abîme ou des inversions logiques. Voici un interrupteur pour allumer l’obscurité dans la chambre conjugale, que seule une panne opportune permettra de retrouver ; voilà, dans le métro, la palpitante veine d’un passager qui pourrait bien abriter à son tour la souterraine circulation de toute la rame. Voilà encore, dans les hauteurs des tours jumelles et non sous terre, le « véritable enfer », vers lequel monte hardiment un pompier magnifique, « comme l’autre jeune homme qui bien avant / monta et monta jusqu’à fondre / après avoir abandonné tous les murs » (« Ce pompier était magnifique »). L’actualité et le mythe, le témoignage télévisuel d’un survivant et la culture antique, l’extrême dépouillement verbal et l’écho de la poésie de la Renaissance se donnent réciproquement vie dans ce poème, tout comme, rajeuni, vit le mythe d’Orphée dans Emilio, les blagues et la mort.
Dans le monde de Fabio Morábito, proche encore de celui des Métamorphoses, le poète sait qu’il a un chien en lui, qu’il aide à sortir en se pliant en deux ; le bois de la table craque au souvenir de « bras anciens [qui] reverdissaient » ; et si par superstition on touche du bois, on se prive de ce que l’arbre accepte : « la fleur, l’oiseau, la foudre » (En touchant du bois »). S’il est un principe qui anime cette poésie, c’est bien celui de l’humeur légère et de l’humour grave, ou vice versa, qui surgissent du frottement entre le concret et l’abstrait ou le physique et le métaphysique, souvent traduits l’un dans l’autre, en un jeu de vases communicants. Ainsi de l’équivalence entre l’introuvable accès à la route qui mène de Mexico à Puebla, ville pourtant si proche, et l’accès tout autant ignoré à la conversation avec Dieu, si proche lui aussi (« Tant d’années sans savoir aller à Puebla »).
Méditative, soudain zébrée du sage éclair de l’absurde, la poésie spirituelle de Fabio Morábito se fait aussi charnelle. La brûlure du désir – un cyclope voyeur se liquéfie en lave –, l’anxiété de l’attente amoureuse – les vers sont attendus à la fenêtre, viennent des pas –, l’évidence de la faim, définissent le rapport du poète à la poésie. Le dernier poème de l’anthologie, « Et s’il n’y avait plus de fruits », dit la plus grande crainte de l’espèce humaine. Oh ! la poésie, ce magnifique fruit dans lequel on mord, que l’on cache, dont on redoute qu’il pourrisse ! Goûtons-y !