Une approche nouvelle de l’anarchisme

Comment penser l’absence de gouvernement ? À cette question, Catherine Malabou donne un sens renouvelé, à travers une série de lectures de philosophes récents et contemporains, de Reiner Schürmann à Jacques Rancière, en passant par Levinas ou Foucault.


Catherine Malabou, Au voleur ! Anarchisme et philosophie. PUF, 400 p., 21 €


Plus que jamais, l’époque nous place face au mur. Chaque jour « la combinaison hybride de la violence gouvernementale et de l’ubérisation illimitée de la vie » apparaît plus hégémonique. Et, partout, les structures de domination, plurielles, multiformes, paraissent se raidir encore davantage à mesure que des témoignages les dévoilent. Il était donc absolument nécessaire de s’atteler à circonscrire ce mur dans toute son étendue.

Pour autant, s’il y a bien là une démarche visant à rassembler des luttes souvent divergentes qui s’attaquent à cette même structure, ce n’est pas à un niveau stratégique ou tactique que Catherine Malabou accomplit ce geste. En dénommant ce mur « paradigme archique », elle s’emploie aussi et d’abord à chercher son dehors originel : ce dehors, c’est l’anarchisme, ce qui suppose une interrogation renouvelée sur son sens originel – l’absence de gouvernement – à la lumière de lectures approfondies de philosophes récents.

Au voleur ! Anarchisme et philosophie, de Catherine Malabou

« Paradigme archique » est donc le nom d’un mur, d’une « structure, qui, à l’orée de la tradition de pensée occidentale, lie l’une à l’autre souveraineté étatique et gouvernement ». Il n’y a pas d’État sans gouvernement, ni de souverain qui s’excepte de la logique gouvernementale principielle : celle du commandement et de l’obéissance. Logique d’une certaine façon d’agir et de comprendre l’action ; logique hégémonique, qui plonge ses racines dans la pensée grecque, notamment aristotélicienne. À l’origine de la philosophie politique, comme de l’histoire étatique elle-même, le commandement ne parvient à instituer sa logique qu’en se faisant prendre pour un commencement : pour l’origine véritable et affirmée, première, ce qui permet en retour de justifier son éminence hiérarchique. Comme s’il y avait toujours eu des ordres et des exécutants obéissants. C’est Aristote, rappelle Catherine Malabou en s’appuyant sur les passionnantes analyses de Reiner Schürmann, qui, « en fondant les deux sens de commencement et de commandement en une unité indissoluble », le concept d’archè, ce mot grec qui signifie « principe », a engagé la pensée dans toutes ses dimensions, logique, ontologique et politique, sur cette voie dont nous ne parvenons pas à nous extirper.

Toute l’histoire de la philosophie apparaît dès lors comme une tentative de définir l’impossible bonne distance entre le principe et ce dont il est le principe. Toute la philosophie politique également, qui a buté sur cette impossibilité de légitimer le gouvernement étatique : pour qu’un commandement puisse être obéi, il faut bien qu’il soit accepté. Donc, que celui qui obéisse ait préalablement reconnu son statut inférieur, reconnaissance qui n’est possible que par un acte où il se commande à lui-même d’être soumis – difficulté qui a hanté les philosophies contractualistes. Il faut aussi, argument tiré de la lecture de Jacques Rancière, que l’ordre, pour être exécuté, soit compris : donc, qu’il y ait préalablement à la logique gouvernementale une égalité des individus en tant qu’êtres parlants. Bref, le paradigme archique ne tient pas. Il échoue à se fonder lui-même, parce qu’il suppose sans cesse l’absence de hiérarchie qu’il s’efforce de nier. Le paradigme archique, au-delà d’un régime politique donné, d’une théorie logique dépassée ou de l’idée d’État, c’est « l’ordre pratique » lui-même : la façon dont nous avons agi et conçu notre façon d’agir depuis le commencement. « Secrètement illégitime », il n’a donc en fait jamais tenu qu’en se transgressant lui-même perpétuellement. Ce pourquoi il est fondamentalement domination.

Au voleur ! Anarchisme et philosophie, de Catherine Malabou

« L’Anarchiste », estampe d’Eugène Viala (1899) © Gallica/BnF

Dominer, en effet, est un acte qui s’exerce sur ce qui échappe à la logique gouvernementale. Derrière les masques affables du commandement et de l’obéissance librement consentis, la domination est bien la composante la plus profonde du paradigme archique et de sa logique gouvernementale. Si, en effet, le gouvernement échoue à se fonder lui-même, si le commandement, pour être efficace, ne peut que s’imposer, si la frontière entre pouvoir et abus de pouvoir est si facilement franchie, c’est parce que l’origine véritable, c’est l’anarchie. Voilà, nous dit Catherine Malabou, ce qui est insupportable au gouvernement : « l’anarkia hante l’arkhè dès son émergence, comme son défaut de nécessité ». L’anarchie, c’est l’absence de principe, donc de l’union impossible du commencement et du commandement. Il n’y a d’ordre pratique, politique, étatique, que contingent : le paradigme archique est contingent, soumis à un commencement historique forcément injustifiable. Lui et les lois dont il se réclame ne peuvent se prévaloir d’aucune nécessité. Il n’a pu commencer qu’en dominant, et c’est seulement ensuite qu’il a pu, sous couvert de gouverner, transformer en des sujets gouvernables des êtres non-gouvernables.

Avec le concept de non-gouvernable, Catherine Malabou fait un pas décisif dans la compréhension du dehors du paradigme archique. Il faut bien distinguer le non-gouvernable, le dehors du mur, de l’ingouvernable, qui n’en est que l’envers, le miroir inversé. L’ingouvernable, c’est par exemple la révolte de sujets prétendant à leur propre gouvernement. Car, pour se révolter, affirmer sa propre capacité à se gouverner, il faut bien s’appuyer sur la logique du gouvernement lui-même : en ce cas, on aura seulement déplacé le gouvernable, mais on ne sera pas sorti de sa logique. L’ingouvernable, c’est aussi l’anarchisme prétendu des GAFA : cet anti-étatisme « reste dans tous les cas inféodé à ce que l’on peut appeler une gouvernementalité anti-gouvernementale : celle de l’entreprise, de l’intérêt et des transactions ».

Au voleur ! Anarchisme et philosophie, de Catherine Malabou

Publicité électorale pour Robert Hodge, député de l’Assemblée du Queensland (Australie) au début du XXe siècle

Le non-gouvernable, lui, est autre par rapport au gouvernement. Il n’est pas son inversion, son reflet en négatif. Il n’est pas administrable, ni commandable, ni gouvernable donc. L’anarchie, le non-gouvernable, prend ainsi fréquemment le visage de la vie, par exemple animale : on ne gouverne pas un animal, on le domine. De la même manière, le philosophe cynique, nous dit Catherine Malabou, s’appuyant sur une interprétation nouvelle et d’une grande force du dernier Foucault, c’est cet homme qui n’est pas désobéissant : il a « quelque chose, en lui, [qui] est absolument étranger à l’ordre hiérarchique. Et ce « quelque chose », c’est la vie. Rien de moins que la vie ». Diogène le cynique a pour emblème le chien : il aboie le non-gouvernable à la face de la cité d’Athènes, indifférent à la logique gouvernementale, lavant sa salade lui-même plutôt que d’ordonner à un esclave de le faire.

Faut-il alors dire que l’anarchie, donc le non-gouvernable, c’est la vie ? Pas exactement : c’est ce qui, dans la vie, témoigne d’une altérité originelle, irréductible, au paradigme archique. Cette altérité est une idée, qui n’est pas un principe : c’est le dehors du mur, un point inaccessible. Ainsi, l’erreur de l’anarchisme historique est d’avoir fait de l’anarchie un principe, faute d’avoir suffisamment circonscrit le mur. Si l’anarchie n’est pas un principe, c’est bien un point d’extériorité, d’altérité : l’appui à partir duquel un dehors est concevable, échappant à la circularité infinie du gouvernable et de l’ingouvernable. C’est ainsi la Terre, ou la vie, à l’aune des enjeux écologiques actuels : nous ne pouvons pas gouverner la Terre, ni la vie animale, ni la vie végétale. Ce sont aussi les témoignages traumatiques, les violences vécues mais qui ne parviennent qu’à se mi-dire, dans un idiome : l’altérité à soi-même d’un rapport intime mais étranger à son corps meurtri. Dominés toujours, jusqu’à présent. L’anarchisme est donc cette idée à même de rassembler tous les phénomènes qui témoignent d’un dehors : en ce sens, Catherine Malabou confirme qu’il est impossible d’y croire ou de le prouver. « Son idée – le non-gouvernable – est imprésentable. […] L’anarchisme doit constamment témoigner de sa réalité. Il doit accepter que sa dimension incroyable – pour la conscience commune comme pour la conscience philosophique – ne soit jamais conjurée par le fait, l’actualité des occurrences. » C’est parce qu’il ne se confond jamais avec le fait, où règne sans partage le mur du paradigme archique, qu’il est une idée inépuisable.

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