Les destins du travail

Christophe Dejours, inventeur de la « psychodynamique du travail », a prolongé la critique marxiste de l’aliénation par l’analyse de ses effets dans le champ de la psychopathologie. Après plusieurs décennies de clinique et d’enquêtes, l’auteur de Souffrance en France (1999) décèle désormais, à partir de la « centralité du travail », la possibilité de fonder une nouvelle anthropologie. Le « destin » du travail n’est plus alors seulement envisagé à travers le prisme de l’aliénation ou de la maladie ; il est aussi une activité sublimatoire par laquelle le travailleur « s’éprouve et éprouve la vie », dévoilant ainsi « ce qu’il y a de meilleur en nous ». Cet « accroissement de soi » où l’homme se révèle à lui-même est précisément l’objet de ce nouvel essai qui permet de mieux saisir les enjeux des nouvelles formes d’organisation du travail.


Christophe Dejours, Ce qu’il y a de meilleur en nous. Travailler et honorer la vie. Payot, 160 p., 17 €


Christophe Dejours doit à l’ergonomie de langue française cette distinction fondamentale entre le « travail prescrit » et le « travail réel ». Le « travail prescrit » désigne le travail comme un ensemble chronométré d’actes, de gestes et d’étapes qui scandent la division du travail. Le « travail réel », quant à lui, renvoie à ce qui se passe effectivement sur une chaîne de montage ou dans un service de soin – où le respect scrupuleux des prescriptions semble impossible. En effet, le travail s’éprouve d’abord sur le mode de « l’imprévu », pour ne pas dire de l’échec : « Travailler, constate Christophe Dejours, c’est d’abord échouer ; mais ensuite, c’est se montrer capable d’encaisser l’échec, d’essayer d’autres modes opératoires, d’échouer encore, de revenir à l’ouvrage, d’y penser en dehors du travail, d’accepter une certaine invasion par la préoccupation du réel et de sa résistance, jusque dans l’espace privé. »

Ce qu’il y a de meilleur en nous, de Christophe Dejours

Artisan à l’intérieur d’un atelier remplissant des caisses d’expédition (1913) © Gallica/BnF

Dès lors, la psychodynamique du travail postule que ce qui permet de combler l’écart entre le « prescrit » et le « réel », c’est précisément l’intelligence du travailleur. Mais comment identifier cette intelligence ? Quelle forme prend-elle et quels effets provoque-t-elle sur l’identité du sujet ? La plupart du temps, le travail de l’intelligence échappe aux regards des « évaluateurs » – ceux-ci se contentant de rechercher dans le travail d’autrui les prescriptions intenables d’une activité décrite mais jamais éprouvée. Pourtant, comme le souligne Dejours, le travail engendre bien une transformation de soi et l’extension de nouveaux registres de sensibilité : « Le marin, à force de ruser avec les lames, éprouve l’eau, la houle, les vagues, l’océan, avec un plaisir ignoré des autres. À force d’en découdre avec son instrument, le violoniste entend dans l’art de l’autre virtuose des sonorités auxquelles il n’aurait pas eu accès avant d’avoir travaillé son violon ».

Comment cet accroissement des registres de la sensibilité s’accomplit-il ? La découverte de la psychodynamique est la suivante : ces nouvelles facultés, le marin comme le violoniste les doivent avant tout à leur corps. « C’est le corps qui confère à l’intelligence son génie. Ainsi le travail de production se transforme, grâce à l’endurance, en exigence de travail imposée au psychisme, pour autant que ce soit dans le corps que s’éprouve d’abord la résistance du réel ». Pour quelles raisons l’ouvrier parle-t-il à sa machine, l’encourageant, l’insultant parfois ? Précisément parce que la résistance que le réel oppose à son effort l’oblige à développer ce « fantasme animiste » d’une machine vivante et douée d’intentionnalité afin d’en obtenir une forme de « domestication ».

Ce qu’il y a de meilleur en nous, de Christophe Dejours

Publicité de 1920 © Gallica/BnF

Seulement, si le corps fait travailler l’esprit, l’esprit permet en retour au corps de déployer de nouveaux registres de sensibilité. Ce travail psychique, selon Dejours, s’accomplit à travers le travail du rêve. « Le rêve traite les pensées latentes en provenance du rapport au réel », de sorte que les échecs du corps éprouvés dans la situation de travail, une fois absorbés et redéfinis par le travail de « perlaboration du rêve », opèrent une transformation du sujet. Il s’ensuit que les résistances du réel, « digérées » par le rêve, opèrent « des effets en retour du travail sur l’identité ou sur le moi ».

À la lumière de ces analyses des effets du travail sur la subjectivité, on saisit mieux pour quelles raisons Christophe Dejours déborde vers l’énonciation d’une nouvelle anthropologie dans laquelle le travail permet de faire « œuvre commune ». En effet, à l’exigence de travail de soi sur soi – « Au travail, on se travaille » – la situation de travail ajoute l’élaboration collective de règles de métier. Celles-ci forgent un cadre commun qui est le pilier essentiel de la culture : « Les règles de travail produites dans les espaces de délibération consacrés à la coopération sont toujours à la fois des règles techniques et des règles de vivre ensemble, car travailler ce n’est pas seulement produire un soin ou un service, c’est aussi vivre ensemble ». C’est ainsi que le travail ouvre des perspectives de reconnaissance décisives pour la santé mentale des individus. À travers le jugement d’utilité – par lequel l’organisation reconnaît la contribution d’un individu, et le jugement de beauté –, lequel se traduit par l’estime apportée au « travail bien fait », l’identité individuelle du travailleur s’arrime et renforce celle du collectif de travail. Le travail permet alors de faire société, offrant aux travailleurs la possibilité d’un « accroissement de l’estime de soi et de l’amour de soi ».

Ce qu’il y a de meilleur en nous, de Christophe Dejours

Emmanuel Dejours (septembre 2021) © Alexandre Isard

Cependant, si la psychodynamique du travail parvient à définir « ce qu’il y a de meilleur en nous », elle est aussi le témoin de « ce qu’il y a de pire », et, au premier rang, de ces nouvelles formes d’organisation du travail que Dejours qualifie d’« antisublimatoires » ; en premier lieu, ce point de basculement majeur que représente la généralisation de « l’évaluation individualisée des performances », dans le secteur privé comme dans le secteur public. L’évaluation a eu pour conséquence la mise en place d’éléments de « mesure du travail », lesquels masquent précisément tous les efforts accomplis par le travailleur pour dépasser les imprévus. Dès lors, ces indicateurs incapables de saisir la réalité du travail et assénés avec autorité rendent inaudible toute description alternative du travail. Il s’ensuit que le travail réel, celui qui a mobilisé l’intelligence véritable du travailleur, se trouve privé de la reconnaissance espérée, fragilisant ainsi le « sens du travail ». D’autre part, en supprimant de façon systématique les espaces de délibération – à l’instar des principes du New Public Management – les nouvelles formes d’organisation du travail ruinent la formation et l’élaboration de règles de métier définies par les collectifs de travail. Il s’ensuit mécaniquement une baisse de la qualité du travail – le jugement des pairs étant limité, voire inexistant – ainsi que l’émergence d’un sentiment d’extrême solitude – que Dejours nomme « désolation », au sens arendtien du terme.

Enfin, la destruction des collectifs de travail, couplée à l’impossible reconnaissance du travail accompli, s’accompagne de la mise en place de nouveaux objectifs exigeant, de plus en plus souvent, de sacrifier la morale : « Ne pas respecter les règles de travail, c’est aussi en venir à une violation des valeurs de l’éthos professionnel. Ce faisant, un risque psychique se révèle, c’est qu’à force de trahir l’éthos professionnel, on en vienne à apporter son concours à des actes que moralement on réprouve ». Ces nouvelles formes d’organisation du travail génèrent ainsi une souffrance spécifique, que Dejours nomme « souffrance éthique ». Le travailleur, empêtré dans ce conflit psychique entre l’idéal du moi et les transgressions exigées par l’organisation du travail, se trouve menacé de « haine de soi », de « mépris de soi », allant parfois jusqu’à la forme spectaculaire du suicide.

L’anthropologie à laquelle la psychodynamique du travail aboutit s’avère être, à l’image du travail, capable du « meilleur » comme du « pire ». La place singulière que Christophe Dejours occupe dans les sciences du travail réside dans le maintien de cette tension.

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