En ces temps troublés où les chroniqueurs, les politiques et moult « sachants » qui le sont si peu égrènent leurs convictions péremptoires et gesticulations rhétoriques sur les plateaux de télévision à la solde d’actionnaires milliardaires, le livre de Jacques Lederer est d’une grande fraîcheur jubilatoire. Cet ami de jeunesse de Georges Perec, à la mémoire duquel le livre est dédié, d’une famille austro-hongroise décimée par la déportation, est en effet un satiriste qui, dans ce récit, exerce son talent dans les milieux psychanalytiques, pour notre grand plaisir.
Jacques Lederer, Chtarbov. Le génial inventeur de la psychanalyse en double aveugle. Maurice Nadeau, 80 p., 15 €
Le roman de Jacques Lederer se déroule à huis clos au prieuré de R…, dans les Alpes mancelles, un lieu célèbre pour ses résidences d’écrivains et ses séminaires que certains lecteurs pourront sans doute identifier. L’institution culturelle est dirigée « d’une main de fer par Gladys, sa fondatrice et propriétaire, espèce de mère supérieure dont la mission, surhumaine, était d’expliquer à ses pensionnaires la différence entre aide à la création et argent de poche ». Une vingtaine de psy, « le gratin de la corporation », sont réunis là, pour un colloque. Le narrateur, Jacques, ne fait pas partie de la bande. Il est là pour « veiller à leur confort, satisfaire leurs caprices, apprécier leurs finesses, faire le quatrième au bridge » et éventuellement « touchoter le vieux Pleyel du réfectoire ». Témoin privilégié, il note avec un humour décapant, sans pour autant verser dans le vitriol, les travers et les théories fumeuses des participants à ce qu’il faut bien appeler une farce.
Les personnages sont on ne peut plus pittoresques. Il y a « le grand ponte de la rue du Bac » pour qui tous les patients ne sont que des « fa-ti-gués », le psychiatre Cyriaque A., « grand éventreur de divans » qui se vante d’avoir tailladé au couteau celui de Lacan, Léviath qui ressemble « à un acarien grossi au microscope électronique » et, parmi d’autres compères, l’inénarrable Chtarbov, protagoniste du récit et « génial inventeur de la psychanalyse en double aveugle ». Un matin, il propose, en marge du séminaire, d’organiser un « colloque off » pour expliquer sa méthode. Fort du constat, étayé par dix années de pratique à écouter ses patients tout en cuisinant dans leur dos ses « omelettes au lard », qu’il n’y a « pas de différence entre un abruti qui a terminé sa cure et un abruti qui ne l’a pas entreprise », il fait de la guérison la question centrale à laquelle aucun analyste n’a pu répondre vraiment – c’est même le cadet de leurs soucis – et encourage vivement, sous forme d’une boutade, ses estimables collègues, en proie à une fureur bien compréhensible, à abandonner le métier !
Mais quelle est donc cette « psychanalyse en double aveugle » qu’il préconise ? Elle consiste à vérifier si un individu donné a plus de chances de guérir en faisant une cure selon la méthode classique, « cinquante minutes trois fois par semaine », ou en ne faisant rien d’autre qu’affronter la vie telle qu’elle est. Prétendant de manière péremptoire qu’il y a deux « je » en chaque individu, Chtarbov propose que, se dédoublant intérieurement, l’un suive la cure traditionnelle, avec divan, ambiance feutrée et somnolence libératoire, tandis que l’autre ne fera rien du tout. Au bout de six mois, on compare les résultats. Cependant, il précise en se retirant que « sa communication avait un but purement informatif et qu’il ne prenait désormais plus de clients ». Comme on pouvait s’y attendre, sa théorie provoqua un tollé, chacun y allant de toute la gamme de son vocabulaire plus ou moins châtié pour dénoncer cette théorie absurde. Pourtant, le jour suivant, nombre de ces éminents spécialistes remirent, à l’insu de tous, à Jacques, l’homme de confiance, une enveloppe avec un chèque « rondelet », en lui demandant de bien vouloir la transmettre en toute discrétion à l’éminent « docteur Chtarbov ». Un mot d’accompagnement exprimait le souhait qu’il fît une exception à leur égard en acceptant de les prendre pour suivre cette psychanalyse en double aveugle, compte tenu de leur profonde détresse morale…
Le livre de Jacques Lederer est une satire, une bouffonnerie dont le but est de nous divertir en se moquant de l’esprit de sérieux qui hante notre époque où chacun pense détenir une vérité qui n’est en définitive qu’une croyance. Faire tomber les « masques » n’est-il pas, par les temps qui courent, une urgence ? On sort de cette lecture ragaillardi, et plus léger de s’être débarrassé en même temps, par autodérision, de ses propres préjugés.