Les contrats de la reine Anne

Pourquoi une nouvelle biographie de la duchesse en sabots ? Coïncidence, paraissent en même temps Anne de Bretagne de Joël Cornette en librairie et, sur les écrans de télévision, Marie de Bourgogne et Maximilien. Avec en prime une autre figure romanesque, à peine distante d’une génération, Catherine d’Aragon, héroïne du feuilleton The Spanish Princess diffusé au cours de la même « Saga du samedi soir ». Dans les dernières décennies du XVe siècle, ces trois jeunes filles à marier se succèdent au croisement des ambitions et des enjeux politiques de leur temps. Enjeux qui feront de l’une l’épouse du futur empereur des Romains, de la suivante celle de deux rois de France, de la dernière l’épouse de deux héritiers successifs de la couronne anglaise. Après elles, s’amorce un bouleversement dans l’histoire des monarchies européennes, où les femmes vont jouer un rôle politique de premier plan au lieu d’être de simples pions dans les traités d’alliances matrimoniales : deux régentes, Marie de Guise, Catherine de Médicis, et une reine de plein exercice, Elizabeth.


Joël Cornette, Anne de Bretagne. Gallimard, coll. « NRF Biographies », 334 p., 22 €


Très tôt orphelines, Marie et Anne (1477-1514) sont l’objet de toutes les convoitises, héritières chacune d’un duché que le redoutable Louis XI s’efforce d’annexer au  royaume de France. Malgré les vingt ans qui les séparent, les jeunes filles ont les mêmes prétendants à leur main, le dauphin de France, futur Charles VIII, et Maximilien, fils de l’empereur Frédéric III. Elles traversent les mêmes épreuves jusqu’au mariage : guerres, intrigues, trahisons, ravages de leurs domaines, subornation ou massacre de leurs protecteurs. Marie de Bourgogne échappe aux griffes de Louis XI par son mariage avec Maximilien, et donnera naissance à Philippe le Beau, père de Charles Quint. Huit ans après la mort de Marie, Anne tente la même évasion en épousant Maximilien, par procuration elle aussi, mais il ne vient pas sauver la Bretagne.

Anne de Bretagne, de Joël Cornette : les contrats de la reine Anne

Représentation d’Anne de Bretagne par Jean Bourdichon, in « Les Grandes Heures d’Anne de Bretagne », vers 1503-1508 © Gallica/BnF

Dans les deux scénarios, aucun serment, principe chrétien, loyauté féale ou honneur chevaleresque ne lie durablement les protagonistes, du moins parmi les grands, car les citadins, villageois et paysans bretons se ruent à la rescousse de leur duc quand Nantes est assiégée par les troupes françaises. Les bourgeois rebelles de Gand, eux, sont  farouchement attachés à la défense de leurs libertés, sans une once de pitié pour leur duchesse. Si Louis XI est guidé par une volonté constante d’étendre et de centraliser son royaume, la plupart des principaux acteurs politiques agissent ou réagissent en fonction de leurs intérêts immédiats. Les damoiselles en détresse se débattent entre ces grands squales, leurs sentiments personnels n’intéressent personne. On frémit en imaginant la vie dans un monde entièrement dominé par la force des armées ou de l’argent et des appétits individuels, cauchemar qui pourrait redevenir notre réalité. Dans Marie de Bourgogne et Maximilien, l’historien Philippe de Commynes, qui a rompu son allégeance à Charles le Téméraire pour servir le roi de France, bat tous les records de cruauté et de cynisme. On ne trouve guère trace chez lui de l’idéal qu’il défend dans ses Mémoires d’une Europe chrétienne pacifiée et unie, soucieux de mettre son expérience au service des princes de l’avenir. Commynes parle d’« Europe », soulignait son biographe Joël Blanchard, terme qui commence tout juste à faire son apparition dans la langue vernaculaire, alors que la plupart de ses contemporains la désignent encore comme la chrétienté.

Sans s’attarder sur ses missions diplomatiques, Cornette cite à diverses reprises les « mots » de Commynes. Après des années de guerre, notait le chroniqueur, « Charles possédoit la Duché de Bretagne presque toute, fors la ville de Rennes et la fille qui estoit dedans ». La résistance des Bretons s’épuise, au point qu’une bonne partie de la population aspire à une « paix française ». Anne se résout à épouser Charles VIII,  sans même attendre la bulle d’annulation de son précédent mariage, et Marguerite d’Autriche, la promise de Charles, est renvoyée chez elle. Les fêtes nuptiales restent modestes, car on craint que Maximilien ne cherche à enlever son épouse. Il était « fort injurié, rapporte Commynes, qu’on lui ostoit celle qu’il tenoit pour sa femme, et lui rendoit-on sa fille, qui plusieurs années avoit esté reine de France ». Dans l’opinion publique, cette double transgression attire sur le couple royal le châtiment divin, la mort à la naissance ou en bas âge de tous leurs enfants. Parmi les images du cahier d’illustrations, figure l’émouvant tombeau de leurs deux fils aînés, Charles-Orland et Charles.

Cornette entend faire le tri entre mythes, clichés et faits avérés, tri déjà en grande partie effectué par de précédents biographes comme Didier Le Fur ou Georges Minois, dont il cite dûment les travaux. Il le reconnaît d’entrée, les sources concernant Anne sont maigres. La plupart des éléments de sa renommée sont des inventions, dont la chanson célébrant la duchesse en sabots, une création de 1880. Anne occupe avec discrétion le centre de l’ouvrage ; comme dans une tapisserie des mille fleurs, ce sont les motifs autour d’elle qui en font tout l’intérêt. Sans surprise, on en apprend plus sur les faits et gestes de ses époux. Tous deux la couvrent de cadeaux somptueux, mais Charles multiplie les aventures alors que Louis est un époux fidèle. Il soigne son image de « père du peuple », titre que lui attribuent officiellement les états généraux de 1506, et s’applique à donner avec elle l’image d’un couple exemplaire. Ce qui ne l’empêche pas de poursuivre comme Charles les « fumées et gloires d’Italie » – encore un mot du sagace Commynes – où François Ier perdra tout « fors l’honneur ». Malgré deux ruptures dynastiques, les successeurs de Louis XI affirment la continuité capétienne et poursuivent avec ténacité sa politique expansionniste, par d’autres moyens : là où il préférait payer et négocier ses conquêtes, eux rêvent de gloire militaire. Éblouis par la culture italienne, ils en rapportent un fabuleux butin dont ils meublent leurs châteaux d’Amboise et de Blois. Excuse ou conviction sincère, Naples devait être l’étape indispensable à la reconquête de Jérusalem. Lorsque Louis XII s’embarque pour la croisade à l’appel de Maximilien, Anne met à sa disposition sa grande nef, la Cordelière, qui reviendra du voyage fort endommagée par les Turcs sans avoir pu rejoindre la flotte croisée. Ce sera la dernière fois que la France tentera de libérer le tombeau du Christ.

La propagande de Charles VIII a fait d’Anne un symbole d’union, un modèle de souveraine, sans guère lui laisser d’initiative. Avec son second, ou est-ce le troisième mariage, sa personnalité prend de l’envergure, ses actions rapportées par les poètes la font connaître au-delà de son duché. Entourée d’une prestigieuse cour de dames, Anne s’emploie elle aussi à gérer son image, commande des portraits, divers manuscrits enluminés comme ces Vies de femmes célèbres empruntées à l’histoire, la mythologie ou la Bible. Son Livre d’Heures, « véritable promenade dans un jardin médiéval » qui fera l’admiration de Jussieu par sa précision, la peint présentée à la Vierge par trois saintes protectrices, emblèmes de ses vertus. Commande aussi, la  Cronique des roys et princes de Bretaigne se déroule de Jules César au père d’Anne, François II, en passant par Conan Meriadec, l’ancêtre légendaire de la dynastie. Nous sommes dans les débuts de l’imprimerie. Le manuscrit, superbement illustré, connaîtra plusieurs impressions révisées et augmentées à chaque réédition.

Anne de Bretagne, de Joël Cornette : les contrats de la reine Anne

En Bretagne, on célèbre la « bonne duchesse » qui a défendu de toutes ses forces son duché et ses sujets. Du côté français, elle incarne l’union, à moins qu’on ne lui reproche d’avoir toujours préféré sa Bretagne natale à la France. Parmi ses plus sévères détracteurs, Michelet décrit une « malcontente, envieuse », dominant l’époux trop faible qu’était Louis XII, s’entourant de gardes bretons « comme un nuage noir, ou comme un bataillon de sauvages oiseaux de mer ». Cornette passe en revue tous les témoignages, examine les livres de comptes souvent plus fiables, qui confirment que la duchesse était pieuse, mais vindicative, qu’elle se montrait généreuse envers ceux qui la servaient ou sollicitaient son aide, dotait ses filles d’honneur, et les mariait sans plus se soucier de leurs sentiments qu’on n’avait respecté les siens. Sa réputation franchit les frontières. Devenu veuf, Ferdinand d’Aragon – tiens ! le père de Catherine – la charge de lui trouver une nouvelle épouse.

Ce qui domine l’itinéraire biographique, c’est l’histoire solidement documentée de l’annexion de la Bretagne au royaume de France. Charles VIII pratique une politique fiscale modérée qui contribue à apaiser les Bretons. Il conserve pour l’essentiel leurs institutions, mais les tient fermement sous son contrôle, et remplace une grande part du personnel aux postes de responsabilité par des hommes de son entourage. Le nom d’Anne n’apparaît plus nulle part sur les documents officiels. Selon les termes de leur contrat, en cas de veuvage elle ne pourra se remarier qu’avec l’héritier du trône. À la mort de Charles, elle redevient propriétaire de son duché, et pose alors ses conditions : Louis XII doit libérer la Bretagne de la tutelle française. Il lui laisse en effet la direction des affaires du duché, mais reprendra la main en mariant leur fille Claude à son propre héritier, François d’Angoulême. Claude était promise à Charles Quint et devait lui apporter en dot, outre la Bretagne, les possessions italiennes, la Bourgogne et le comté de Blois. Anne, favorable à cette union qui aurait renoué avec le destin impérial de sa jeunesse, s’évertue après son échec à substituer sa fille cadette Renée à Claude, sans plus de succès. Au lieu de transmettre le duché à un fils cadet qui lui assurerait une lignée distincte, Claude  le lègue par testament à son aîné le dauphin. L’intégrité territoriale du royaume est préservée. Par l’acte d’union de 1532, la Bretagne passe du statut de principauté à celui de province française, malgré la résistance des « opiniastres » qui invoquaient « l’ancienne liberté du païs sous les ducs ». La Bretagne conserve quelques privilèges, notamment en matière fiscale, que les États du duché défendent à chaque nouveau règne en vertu du « contrat de la reine Anne ». Grâce à elle, affirmait Joël Cornette dans son Histoire de la Bretagne et des Bretons (Seuil, 2005), « les Bretons étaient un peu moins pauvres et un peu plus consommateurs que les autres sujets du roi ».

Deux épisodes de son parcours terrestre sont étudiés en grand détail. À l’été 1505, Louis XII ayant failli mourir, Anne entreprend un périple armoricain pour remercier Dieu et les saints bretons de l’avoir guéri, et à cette occasion resserrer les liens avec son peuple, mais son absence se prolonge bien au-delà du délai prévu. Cornette y voit « un éclatant défi de souveraineté », destiné à affirmer « la continuité millénaire de cette terre de saints et de princes » fiers de leur indépendance, au moment où son époux lui impose le gendre qu’il a choisi. Second temps fort, la splendeur sans précédent de ses funérailles. Le cérémonial, illuminé constamment par des cierges, torches et flambeaux, s’étendit sur deux mois et demi. Un cortège de milliers de pleurants accompagna la dépouille de Blois à Saint-Denis, un autre suivit son cœur enclos dans un vase d’or jusqu’aux carmes de Nantes. Le lys côtoyait l’hermine, souligne Cornette, tout en mettant l’accent « sur la figure à la fois royale et française d’Anne, au détriment de sa figure ducale et bretonne », puisque la loi salique n’admet pas la succession par les femmes. Il en va de même lorsque François Ier refait le parcours du voyage armoricain en compagnie de Claude, « presque ville par ville, sanctuaire par sanctuaire », comme pour à la fois honorer et enterrer la mémoire de la duchesse.

Cependant, sa vie posthume se prolonge par une série d’ouvrages historiques et romanesques recensés au dernier chapitre du livre. Constituée après son décès, la légende de la reine aimée des Bretons alimentera les contestations successives des États de Bretagne contre l’autorité centrale, les émeutes séparatistes, ou encore en 2013 le mouvement des Bonnets rouges contre la taxe poids lourds, qui souligne leur filiation avec la révolte antifiscale de 1675. « On commence demain à pendre, annonçait alors Madame de Sévigné à sa fille. Enfin vous pouvez compter qu’il n’y a plus de Bretagne ; et c’est dommage. » La duchesse héroïque n’en reste pas moins vivante dans l’imaginaire des Bretons, conclut Cornette, « pour cultiver une part d’idéal, de rêve identitaire et consolateur ».

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