Pour une histoire longue de l’écologie

Crise écologique oblige, l’histoire environnementale a (enfin !) le vent en poupe. Pleinement reconnu aujourd’hui, ce champ historiographique est, depuis les années 1970, le produit d’un militantisme pour la reconnaissance de la nature comme objet d’histoire – tout comme le féminisme a su accélérer l’écriture de l’histoire des femmes. En 100 récits et 250 images, Une histoire des luttes pour l’environnement retrace « trois siècles de débats et de combats » et contribue à faire émerger une autre façon de raconter le monde, un monde dans lequel, à toutes les dominations existantes, il faut ajouter désormais celle des humains sur la nature.


Anne-Claude Ambroise-Rendu, Steve Hagimont, Charles-François Mathis et Alexis Vrignon, Une histoire des luttes pour l’environnement. 18e-20e, trois siècles de débats et de combats. Textuel, 304 p., 45 €


Longtemps le grand récit de la modernité a présenté l’histoire de l’humanité comme portée par une quête de progrès et par sa foi dans la science et la technique. Ainsi a-t-on pu nommer des périodes historiques par des formules qui suintent le bonheur et le succès : « révolution industrielle », « Belle Époque », « trente glorieuses », etc. Ce grand récit présente de nombreuses lacunes : parce qu’il invisibilise ce que la nature a subi lors de ces grandes phases de travaux, ruraux ou urbains, et de multiplication des industries, mais plus encore parce qu’il passe sous silence les luttes sociales qui ont émaillé ces grandes poussées modernisatrices, au nom de la défense d’un environnement brutalisé – ce que l’on nommera les « luttes pour l’environnement ».

Une histoire des luttes pour l’environnement : trois siècles d'écologie

Coécrit par Anne-Claude Ambroise-Rendu, Steve Hagimont, Charles-François Mathis et Alexis Vrignon, remarquablement illustré par des archives à chaque page, Une histoire des luttes pour l’environnement entend redonner voix à celles et ceux qui se sont mobilisés ces trois derniers siècles. Le récit n’est pas linéaire, même s’il épouse une chronologie en quatre moments, du XVIIIe siècle à nos jours. Il est constitué de focus sur des évènements, des personnages, des organisations ou des œuvres du monde entier, permettant de donner à voir la précocité des mobilisations, mais aussi la variété de leurs répertoires d’action à différentes échelles. Des luttes qui, si elles ne se sont pas toutes soldées par des réussites, témoignent de l’épaisseur historique de la conscience environnementale des populations, et de l’importance des rapports de force contre un pouvoir et un système économique peu soucieux du mal qu’il fait aux humains et aux non-humains.

Commençons par quelques exemples de ces hommes et femmes mobilisés. En 1829, un code forestier réduit drastiquement, en France, les droits d’usage dans les forêts, transformant ainsi en malfaiteurs des milliers de personnes qui s’y approvisionnaient en bois ou nourriture. Des révoltes éclatent partout sur le territoire, dont, en Ariège, celle des « demoiselles », surnommée ainsi à cause des longues chemises blanches portées par les insurgés, qui s’approprient de manière festive les forêts pour faire reculer l’administration. Les mobilisations durent jusqu’à la fin du siècle, obtenant ici ou là quelques dérogations des pouvoirs publics permettant d’utiliser la forêt. Pour les auteurs, il y a dans ces mouvements un questionnement de la justice environnementale. Plus d’un siècle plus tard, en 1973, dans l’Uttar Pradesh, des femmes indiennes enlacent des arbres pour empêcher leur abattage. C’est le mouvement Chipko. Non violent, il mise sur l’émotion et finit par obtenir gain de cause sept ans plus tard. La mobilisation du Larzac (1973-1974) est également développée, mais son inscription dans la filiation d’autres luttes atténue son caractère emblématique et la replace dans une tradition de mobilisation.

Une histoire des luttes pour l’environnement : trois siècles d'écologie

Des poissonniers japonais manifestent dans une rue de Tokyo contre la pollution provoquée par le déversement de mercure par une usine chimique dans la baie de Minamata (août 1973) © Keystone-France / Gamma-Rapho

Mais toutes les révoltes et résistances ne sont pas festives ou non violentes. En Espagne, en 1888, le plus grand massacre de civils en temps de paix a lieu à Riotinto, en Andalousie. Une immense exploitation minière de cuivre est tombée aux mains d’une société germano-britannique qui pratique la calcination de la pyrite, une technique d’extraction très polluante et dangereuse pour les terres agricoles et les eaux. Les paysans forment une « ligue anti-fumée » et rejoignent les travailleurs de la mine dans un mouvement social qui réclame autant l’amélioration des conditions de travail que la fin de la pollution. Une manifestation de dix mille personnes est violemment réprimée. On compte deux cents morts. Les luttes sociales et environnementales, anciennes ou récentes, sont aussi parfois de véritables guerres : que l’on songe aux guerres coloniales, mais aussi au mouvement du Chiapas qui commence en 1994 contre la destruction capitaliste de l’environnement.

Le livre ne se contente pas d’égrainer les luttes. Il montre aussi l’appropriation progressive, par les pouvoirs publics eux-mêmes, des enjeux environnementaux. En France, une première enquête sur le climat est lancée en 1821 à la suite d’une vague de froid exceptionnelle. Le ministère de l’Intérieur se demande si les déboisements massifs des montagnes n’auraient pas un lien avec ce dérèglement climatique. L’enquête n’aboutit à rien mais témoigne d’une prise de conscience des possibles conséquences néfastes de l’action humaine sur l’environnement. L’implication de la puissance publique s’intensifie par la suite, dans de très nombreux États. Une histoire des luttes pour l’environnement revient ainsi sur les politiques de protection de l’environnement, des parcs naturels au GIEC, et s’attarde aussi sur les actions non étatiques menées par ces associations devenues si gigantesques qu’elles font aujourd’hui presque office de contre-ministère international de l’écologie, comme Greenpeace ou le WWF. Avant elles, des organisations internationales avaient défriché le terrain : pour la protection des oiseaux en 1912, ou, en 1948, l’Union internationale pour la conservation de la nature.

Une histoire des luttes pour l’environnement : trois siècles d'écologie

Des plongeurs de Greenpeace tentent d’empêcher le destroyer américain « Coyningham » d’entrer dans le port d’Aalborg, au Danemark (6 juillet 1988) © akg-images / ullstein bild

Parmi les pages les plus originales, signalons le tour d’horizon de quelques œuvres de fiction telles que Ravage, roman apocalyptique de René Barjavel publié en 1943 qui questionne le rapport de l’humain à la technologie, ou le dessin animé Captain Planet, entre 1991 et 1996, dont chacun des épisodes relate un combat environnemental. Cette entrée des thématiques environnementales dans la culture de masse relève d’une bataille culturelle dont il est encore difficile de mesurer l’efficacité. La question de la médiatisation se pose, elle aussi, depuis longtemps : on redécouvre avec plaisir l’épopée des radios pirates, et en particulier de Radio verte Fessenheim, créée pour lutter contre la construction d’une centrale nucléaire, et qui a émis de 1977 à 1981 ; mais aussi le « journal de la fin du monde », La gueule ouverte, transfuge de Charlie Hebdo créé dans la foulée de mai 1968. Ses pages accueillaient de facétieux dessinateurs et journalistes, des intellectuels et des politiques : René Dumont, par exemple, premier écologiste à faire campagne pour la présidentielle (en 1974), ou Ivan illich. Les apports théoriques, en effet, ne sont pas négligés dans le livre, qui est l’occasion de dresser le portrait de quelques intellectuels emblématiques du combat pour la nature ou écologiste, depuis certains philosophes des Lumières jusqu’à l’écoféminisme théorisé par Françoise d’Eaubonne, en passant par Jacques Ellul et sa critique radicale de la société du progrès.

Naturellement, c’est aussi le présent qui se rappelle à nous à la lecture de ce bel inventaire des mobilisations passées : l’échec du dernier GIEC, les marches mondiales pour le climat, l’aveuglement de certains puissants prêts à tout pour sauver leurs pratiques prédatrices dont ils ne sont jamais rassasiés. Une histoire des luttes pour l’environnement présente donc l’intérêt de montrer que le passé déborde d’expériences militantes et de luttes dans le sillon desquelles inscrire celles qui s’annoncent.

Tous les articles du n° 145 d’En attendant Nadeau