Dans Schluss ?, son ultime roman traduit en français par Olivier Mannoni en 2020, Walter Kempowski (1929-2007) dépeignait la débâcle d’une famille de l’aristocratie prussienne fuyant l’armée soviétique. Complètement à l’Est, publié en 1992 en Allemagne, place toujours l’ancienne Prusse-Orientale au centre du récit, mais change la perspective : l’action se passe en 1988, alors que Dantzig s’appelle désormais Gdansk et que Solidarność et Lech Wałęsa sont en train de faire plier le général Jaruzelski…
Walter Kempowski, Complètement à l’Est. Trad. de l’allemand par Olivier Mannoni. Globe, 208 p., 23 €
En Allemagne, la notoriété de Walter Kempowski a pu rivaliser avec celle d’Heinrich Böll ou de Günter Grass. Né à Rostock, vieille ville hanséatique à l’ouest de l’Oder, il subit directement la guerre et ses conséquences : emprisonné plusieurs années en RDA pour espionnage, il revient s’installer près de Hambourg, reprend tardivement ses études, devient enseignant et finit par se faire un nom dans la littérature. Son grand ouvrage, Das Echolot (Le sonar), est une longue chronique des événements que sa génération a vécus, basée sur une vaste collecte de témoignages. Mais toute l’œuvre de Kempowski, peu traduite en français, gravite autour de la guerre, dont une des conséquences fut le déplacement forcé de la population de Prusse-Orientale vers l’Ouest, tandis que les villes brutalement « slavisées » changeaient leurs noms allemands pour des noms polonais. Ainsi s’achevait la longue période de domination prussienne sur cette enclave orientale prospère, bordée par la Vistule et séparée depuis 1919 du reste de l’Allemagne par le corridor de Dantzig.
Si cette terre vit naître quelques-uns des plus grands écrivains de langue allemande, Johann Gottfried Herder, E. T. A. Hoffmann, Johannes Bobrowski, Siegfried Lenz ou Günter Grass, l’histoire récente l’a noyée dans les larmes : avec le massacre des Juifs, les exactions commises sur les civils, les bombardements, le torpillage du Wilhelm Gustloff en janvier 1945 qui engloutit des milliers de réfugiés, puis l’exode contraint de la population allemande, la Prusse-Orientale semble détenir un triste record en matière de victimes : c’est de cette histoire-là que parle Walter Kempowski.
Sa famille est bien originaire de ces territoires perdus, mais c’est à Hambourg que vit le héros du roman, Jonathan Fabrizius, dans une rue qui a miraculeusement échappé, à l’été 1943, aux bombes incendiaires de l’opération Gomorrhe : dès les premières pages, les traces du passé s’invitent ainsi dans une minutieuse description des lieux et des personnages. Elles ne font que se préciser encore lorsqu’on apprend que Jonathan est né en février 1945, non pas à Hambourg, mais en Prusse-Orientale où sa mère est morte en lui donnant la vie durant l’exode, tandis que son père tombait sous l’uniforme de la Wehrmacht. Un oncle, qui représente désormais sa seule famille, l’a sauvé.
Jonathan semble peu intéressé par ses origines et n’éprouve aucune nostalgie pour une terre qu’il n’a pas connue, et donc pas perdue. Et pourtant il sait tout, « y compris ce qu’il [son oncle Edwin] ne lui avait pas encore raconté » : son arrivée au monde tient dans deux images, celle de sa mère ensanglantée abandonnée dans une église, celle de son père scrutant la mer, désespérant de son salut. Images refoulées, mais fondatrices, toujours vives, prêtes à émerger de son indifférence proclamée envers un pays sorti du temps et disparu des cartes.
Jonathan ne conçoit sa vie qu’à Hambourg où, éternel étudiant de plus de quarante ans, il vit chichement de quelques piges et menus travaux avec la jeune Ulla qui est issue, elle, d’une « famille bien ordonnée ». Une proposition imprévue vient tout changer : la firme automobile Santubara, pour assurer la promotion de son dernier modèle, organise un voyage de journalistes dans l’ancienne Prusse-Orientale et envoie sur place une petite équipe pour le préparer. Jonathan accepte d’en être, alléché par la coquette somme qu’on lui alloue et par la perspective d’enrichir de nouveaux exemples l’essai sur l’architecture gothique du Nord auquel il se consacre. Mais n’est-ce pas plutôt l’image de son oncle Edwin portant le corps ensanglanté de sa mère qui le décide à partir ? Commence alors un bref road movie sur la terre de ses ancêtres, muni d’un guide écrit en allemand (interdit en Pologne à l’époque), flanqué d’Anita Winkelvoss, qui représente la firme Santubara, et d’Hansi Strohtmeyer, un ancien pilote de course chargé de conduire et de tester la voiture en question.
Mésaventures et déconvenues seront au rendez-vous, mais leur visite sera surtout l’occasion de dépeindre la Pologne communiste en pleine déliquescence, peu avant l’écroulement de l’Union soviétique et de ses satellites. Le voyage d’Allemands en ces lieux ne saurait être innocent : il se fait à rebours du temps, sur les pas des personnages de leur histoire qui ont habité le pays pour le meilleur et surtout pour le pire, et qui y ont laissé leurs traces, qu’il s’agisse des châteaux forts en ruine, de la « Tanière du Loup », l’ancien quartier général d’Adolf Hitler, dont certains souterrains renfermeraient encore des mines antipersonnel en verre, indétectables, ou du camp de concentration du Stutthof, à quelques kilomètres de Gdansk, qui ne fut libéré que le 9 mai 1945.
Les personnages qui gravitent autour de Jonathan apportent au roman les différents éclairages qui ajoutent leur parcelle de vérité à l’histoire. D’abord, ceux qu’il côtoie à Hambourg et qui ont connu la Prusse-Orientale : la générale (sa logeuse), aristocrate déchue ; la femme de ménage ; Albert Schindeloe, le brocanteur qui récupère et revend toutes sortes de vestiges, ou le marchand de journaux qui a connu les camps de travail après 1948. Viennent ensuite ceux qu’il rencontre en Pologne : changeurs au noir, enfants quémandeurs, voleurs, touristes allemands venus respirer l’air ancien, jeunes qui voudraient racheter les crimes commis par leurs pères, ancienne détenue, et surtout une vieille mère flanquée de sa fille malade, auxquelles Jonathan s’attache et promet d’envoyer des médicaments dès son retour.
Entre la Pologne de 1988 qu’il s’agit ici de baliser à des fins touristiques et la résurgence du passé, le récit joue sur des tonalités différentes : à côté du regard froid, humoristique ou sarcastique que Jonathan porte sur les événements et les êtres, il y a place pour l’émotion lorsqu’il entre dans l’église où fut déposé le corps de sa mère, ou qu’il marche sur la plage où est mort son père. Le récit finit par sortir du cadre, frôle l’invraisemblance en laissant le seul instinct de Jonathan le guider jusqu’à l’endroit précis où ses parents ont perdu la vie. À moins que ce ne soit l’image qu’il en garde sans l’avoir jamais vue ? Quand d’autres forces que la raison sont à l’œuvre, on est près d’imaginer que toute l’aventure, comme dans les anciennes épopées, n’avait d’autre but que de conduire le héros au commencement de sa propre histoire… Mais le choc éprouvé par Jonathan ne dure pas : « Il n’était pas triste, pas heureux non plus, il ne s’étonna même pas de se trouver ici, dans un cimetière, il n’avait pas froid, pas chaud non plus, un peu de soleil, un peu de vent. »
La même chose se reproduit lorsqu’il reconnaît le bunker témoin des derniers instants de son père : si Walter Kempowski a fait endosser à Jonathan le costume du héros à la recherche de ses origines, le voilà parvenu au terme de sa quête, reconnu par le fantôme de son père, réconcilié avec sa propre généalogie : « Je t’ai appelé par ton nom, tu es mien. » Il n’emportera pourtant qu’un peu de sable prélevé sur la plage. Car la page est tournée : « Jonathan savait pertinemment qu’il ne remettrait jamais plus les pieds en Prusse-Orientale ». Lui qui avait coutume d’évoquer la mort de ses parents sans émotion apparente, avec des mots triviaux qui traduisaient une feinte indifférence (« ma mère y est restée », « mon père a passé l’arme à gauche »), est désormais rasséréné, prêt à reprendre sa propre vie et à découvrir d’autres horizons.
L’écriture de Walter Kempowski marque toujours une certaine retenue, la sobriété, la simplicité et l’économie de l’expression empêchant tout pathos et toute empathie envers des personnages qui ont pourtant de quoi en susciter : l’humour ou l’impassibilité affichée tiennent à distance les faits relatés, sans rancœur ni désir de revanche, sans qu’affleure la revendication des territoires perdus qui était encore vivace en Allemagne. L’auteur partage probablement avec son héros la conviction que « quand on avait déclenché une guerre mondiale, assassiné les Juifs et piqué leurs vélos aux Hollandais, on n’avait pas les meilleures cartes entre les mains ».
Dans Complètement à l’Est perce le sentiment d’un immense gâchis. Mais l’auteur a mis en bonne place dans son récit le triptyque de Hans Memling représentant le Jugement dernier, exposé après bien des vicissitudes à Gdansk, et l’amie de Jonathan prépare quant à elle une exposition sur la cruauté dans l’art : pour que la souffrance ne soit pas vaine, pour que les morts et les horreurs passées échappent à l’oubli, il reste en effet les œuvres d’art. Pour figurer la douleur, la justice, et peut-être la miséricorde. Ainsi les morts de Prusse-Orientale et les suppliciés du XXe siècle peuvent-ils « accéder au symbolique et résister au temps », et rejoindre à jamais la longue cohorte des martyrs.
Au-delà de son ancrage précis, le livre de Walter Kempowski peut faire songer à d’autres auteurs qui ont écrit sur le thème de la Heimat perdue, du pays où l’on était chez soi et qu’on a dû quitter. La dislocation de l’Autriche-Hongrie, la fin du « multiculturalisme » de la Mitteleuropa, avec la disparition des Juifs qui y côtoyaient jadis Slaves et Allemands, en fournit de nombreux exemples. Ceci est une autre histoire, mais notre époque actuelle ne manque pas non plus d’enfants de réfugiés qui n’ont de leurs pays perdus que les récits des autres.