Familles heureuses, familles malheureuses, familles décomposées par la guerre, la violence, l’amour fou, la folie : deux récits intimistes viennent de paraître, dont le premier plan est la parentèle, et l’arrière-plan l’Europe qui s’est reconstruite après la Seconde Guerre mondiale. Rien ne rapprochait leurs auteures, Paule du Bouchet et Isabelle Spaak. La coïncidence fut inattendue. Mais l’air du temps est ainsi, roué et plus fort que nos attentes.
Paule du Bouchet, L’annonce. Gallimard, 112 p., 12,50 €
Isabelle Spaak, Des monts et merveilles. Éditions des Équateurs, 265 p., 20 €
Le premier récit, L’annonce, est un livre bref : format petit, cent pages à peine. Le livre de Paule du Bouchet pourrait s’appeler Miette car il fait le portrait d’une fillette appelée ainsi. Miette comme ces surnoms désuets que l’on donnait encore aux femmes dans les années 1950. Miette comme un nom qui en cache d’autres, beaucoup plus célèbres. Miette comme une vie brûlée et sacrifiée.
L’annonce est un tombeau écrit à la mémoire d’une amie d’enfance et d’adolescence de Paule du Bouchet. L’auteure n’est pas une inconnue, elle a déjà signé plusieurs romans dits « pour la jeunesse », et deux récits discrets sur ses parents, poète et amoureuse de poète, deux vivants du XXe siècle.
Le livre s’ouvre par l’annonce de la mort de Miette. C’était en 1998. Paule du Bouchet n’en savait rien, elle s’était éloignée de son amie, l’eau avait coulé sous les ponts, leurs vies s’étaient tourné le dos. Remontent alors des scènes, des souvenirs précis mais disjoints, séparés par des vides, pleins de la gaieté de l’enfance, gaieté féroce, énorme, teintée par la couleur de la tragédie.
De l’âge de cinq ans à la fin de l’adolescence, Miette passait régulièrement le week-end chez l’auteure, dans sa famille, éclatée, mais famille quand même, balisée et assise. Un foyer, Miette n’en avait pas. Le père avait disparu en Yougoslavie, la mère était désargentée, égarée, passant d’un homme à l’autre. Dans le regard de l’enfant Paule, les hommes étaient liés à ce sentiment de « passage » et diffusaient un sentiment d’inquiétude et d’impermanence, de désordre. Pour Miette, ils diffusaient autre chose, sans doute, mais quoi ?
Car Miette a un secret. Elle a connaissance de choses que son amie ne connaît pas ; elle a une aura, un culot de fée-sorcière. Elle pique des fous rires trop sonores. Elle raconte des histoires horrifiques et des rêves monstrueux. Elle tue les lapins à coup de pierres et s’en repaît. Elle jouit de ce mélange enfantin de cruauté et de joie – plus mauvaise que bonne. Elle invente, ment, exagère, foule au pied la véracité, dont les deux complices ont une notion « libertaire », dit l’auteure. Elle paraît vivre au bord du gouffre. Elle sait, elle semble avoir été privée de l’innocence, droit de l’enfance, intouchable.
Mêlant les impressions de l’enfant qu’elle était et des bribes d’analyse de l’adulte qu’elle est, Paule du Bouchet restitue le mystère, la grâce noire de cette petite Miette. Sa langue est économe, ses mots sont choisis, le rythme est sec. Avance ainsi un tombeau qui dit peu et parvient à créer une vraie tension, un récit qui s’interroge aujourd’hui comme il n’aurait pu le faire jadis.
Des allusions permettent de comprendre que sur le berceau de Miette se sont penchés des adultes souvent irresponsables, givrés, doués pour beaucoup, certains géniaux. Le lecteur ne sait pas de qui Miette est la fille et la petite-fille, Paule du Bouchet ne donne que quelques initiales. Mais en arrière-fond vit, aime, peint et compose la grande bohème créatrice libérée de la Seconde Guerre mondiale, de l’exil et des persécutions. Une cohorte victorieuse, lumineuse et faible comme la chair.
Puis soudain jaillit l’origine, le mal, brusquement, comme les cailloux tranchants avec lesquels Miette donnait la mort aux lapins atteints de myxomatose. Une vie, puis rien, et, quelques années plus tard, la mort qu’on se donne à soi-même. Sans consolation, sans la justice des hommes ni celle d’un dieu.
Autre cohorte victorieuse de la guerre, celle dont est née Isabelle Spaak, belge, auteure de plusieurs récits autobiographiques. Sa cohorte à elle est moins celle des Arts que celle de l’Histoire dont on décide d’infléchir le cours, du droit et de la paix que l’on se donne les moyens de garantir. Dans la famille Spaak, à la génération du père et du grand-père de l’auteure, on a construit l’Europe, d’abord en s’exilant à Londres, ensuite en réunissant six pays autour du charbon et de l’acier, puis douze pays…
La suite, nous la connaissons, mais Isabelle Spaak ne s’en préoccupe pas. Scénographe, elle pose un décor européen qui remonte au temps de Napoléon, plus précisément aux deux séjours que l’homme fit à Liège, Premier consul, puis empereur. Ces deux visites lui ont été signalées par celui qui est la figure centrale de son récit : Michel, son frère aîné, disparu récemment.
Michel était le demi-frère d’Isabelle Spaak, mais ni l’un ni l’autre n’auraient songé à comparer le legs de chacun ou à s’arrêter à ce « demi ». Ils s’aimaient, et ils partageaient une mère, ses deux maris, ses excès, ses « descentes d’humeur vertigineuses », son sein et sa main qui attenta à ses jours et à ceux de son second époux. Le drame était au cœur du premier récit d’Isabelle Spaak, Ça ne se fait pas (2004), et il endolorit encore les lignes de celui-ci, Des monts et merveilles.
Michel était ce qu’autrefois on appelait un « fieffé original ». Il avait du génie et du panache, il n’avait pas de profession déterminée, pas d’adresse fixe. Il voyagea, vagabonda, se maria le temps d’un éclair, accumula peu d’argent. Il vivait à la lisière de la normalité et couchait sans cesse des mots, des billets, des vers, des images, des associations, des lettres…
Isabelle Spaak reprend ce matériau épars et fragile. Sans guillemets, sans signaler le moindre changement de voix ni le moindre dénivellement narratif, elle jette ces empreintes écrites presque au hasard. Elle en parsème son récit avec la désinvolture qui est celle de son frère, de sa famille, et la sienne, teintée de mélancolie. Frère et sœur semblent mariés là, pour une brève éternité. Le temps ? Lisez :
« Le temps, ma sœurette, passe en courant
Et je ne le
vois pas.
Le temps, c’est le train qui s’annonce
Dans les vibrations du rail.
Le voilà ! Il file vers son avenir. »
Ailleurs, sur une autre page aux larges marges blanches, Michel mesure le temps aux fruits du marché, aux insectes et à leurs élytres, aux oiseaux qui lui sont plus familiers que les hommes. Comme le vieux marin qu’il a peut-être été, Michel a appris à écouter les biscuits avant de les manger. Un jour, il envoie à sa sœur la chanson d’Alice au pays des merveilles, « Nursery Rhyme », au son flûté et fantaisiste. Un autre, un autoportrait saisissant de chaos et de déraison, un « vrai » cadavre exquis (exemple : « Pieds : dévissés, au placard »).
Du surréalisme belge, Michel semble l’héritier fêlé et inconscient. Il est traversé par des rimes saugrenues, des fusées de mots inopinées, souvent drôles, parfois souffrantes. Sa sœur les a ramassées comme de l’or brut au fond d’une rivière. Souvent on ne sait plus qui parle. « Esprit dérangé, pensées en, vrac » : qui l’énonce, Michel ? Isabelle ? Le trouble est jeté et il fait briller le récit d’un étrange éclat.
Qu’est-ce qui sépare la grande poésie de celle-ci ? se demande-t-on. Où est la forme, la contrainte ? Pourquoi ces étincelles chez Michel plutôt que chez un autre ? Il a vécu libre, aimé, entouré, jusqu’au moment où il fut rattrapé par la science, l’hôpital, la chimie. Le fallait-il ? Il y a des folies qui sont douces et allègent la vie des autres.
« Chère Isabelle, j’ai vu passer hier un TGV rempli de lapins aux grandes oreilles en plein conciliabules », écrit Michel à Isabelle. Et Miette ? Qu’aurait-elle répondu, elle qui les éliminait si crûment, les lapins ?